Si_la_gauche_savait_M.Rocard.jpgCe livre paru peu avant la dernière campagne présidentielle retrace la vie de Michel Rocard, sous forme d’entretien avec le très mitterrandien Georges-Marc Benamou.

La jeunesse de Rocard est marquée par la Guerre d’Algérie, qui a profondément chamboulé la vie politique française : pas seulement par le retour de de Gaulle, mais aussi par les scissions et les rancunes au sein même de la gauche. Rocard, et une bonne partie de la gauche non communiste avec lui, s’est défini par opposition à Guy Mollet, puis à Mitterrand (« L’Algérie c’est la France »). Même énarque, il est mobilisé en Algérie, et le devoir de réserve l’oblige à écrire dans les revues politiques sous un pseudonyme. Il insiste sur le fait que les Français de l’époque n’étaient pas informés de ce qui se passait réellement en Algérie (les déplacements de population...), et qui l’écœurait.

Un des drames de la gauche française, pour lui, est la difficulté avec laquelle elle réussit à s’unir. Il envie par exemple le Parti Socialiste suédois et sa longue histoire. Il explique par exemple que les socialistes français n’ont jamais réussi à se regrouper avant 1905, donc n’ont pas « bénéficié » de l’aura de la lutte pour la démocratisation. Puis l’arrivée des communistes, les guerres et divers événements ont à chaque fois provoqué la perte de centaines de milliers de militants expérimentés. En France, il a fallu attendre la reconstruction du PS autour de Mitterrand pour en faire la force dominante de gauche.

Par rejet du communisme, si puissant à l’époque, Rocard raconte s’être toujours soucié de rassembler les forces de gauche et les « catholiques » modérés, donc les centristes. On pense bien sûr à Delors, et à l’« ouverture » alors qu’il était Premier Ministre, au début du second septennat de Mitterrand. Mais cela remonte beaucoup plus loin, quand il se battait pour être élu par ses condisciples étudiants. Certaines des pages les plus savoureuses remontent à cette époque — notamment quand il se fait voler une élection par un certain Jean-Marie Le Pen, personnage déjà peu recommandable.

Un autre personnage croisé pendant sa jeunesse est un certain Jacques Chirac, plus fortuné que lui auprès des femmes comme financièrement, et qui refusera de rejoindre le mouvement de Rocard, pas assez à gauche pour lui !

Bien que Mendès France ait été un de ses modèles, Rocard n’est pas tendre avec lui : Mendès France, trop timoré, n’a été Président du Conseil que mis devant le fait accompli par René Coty ; en 1956 il laisse à Guy Mollet un pouvoir qu’il aurait pu prendre d’une phrase.

Les luttes d’appareils et les querelles de chapelle occupent une bonne partie du livre. Trente à cinquante ans plus tard, elles semblent dérisoires. Les noms et encore plus les sigles sont tombés dans l’oubli. Mais à l’époque il ne s’agit pas simplement de querelles de personnes. Rocard offre aussi une perspective sur tout le côté sociologique de la vie d’un parti, de son appareil, nécessaires pour gagner des élections, et qui ne se construisent pas du jour au lendemain.

Mitterrand est certes presque un ennemi, mais Rocard finit par rejoindre le PS organisé autour de ce dernier, par réalisme. Déjà à l’époque il porte un regard critique sur la campagne de 1981, puis les débuts du premier septennat de Mitterrand. Le nouveau Président est un homme qui pense d’abord appareil, politique et jeux de pouvoirs, et considère les contraintes économiques comme négligeables. Le meilleur exemple est celui des nationalisations, que Rocard et d’autres ont voulu bien plus réduites (par exemple en se limitant à des participations), alors que Mitterrand voit grand et gaspille des milliards.

Mitterrand s’est fort bien coulé dans le modèle de monarchie élective français, et les rapports entre lui et Rocard sont toujours restés froids, même après la nomination de Rocard comme Premier Ministre — quasiment par surprise, lors d’un dîner. Les anecdotes foisonnent. En 1993 Rocard est littéralement viré par le Président.

Bref, un livre extrêmement instructif sur une époque qui semble déjà lointaine — mais dont une partie a représenté mon enfance et mon adolescence. Toute la perspective historique est passionnante.