Nous sommes des tétrapodes, au même titre que les crapauds, les tortues, les poulets, les diplodocus, et les héritiers de quelques animaux à l’air ichtyen[1] et d’une invention géniale : les papattes !

Exaptation

Contrairement aux idées reçues, et à ce que je lisais dans les livres de ma jeunesse, les pattes ne sont pas apparues comme conséquence d’une sortie des eaux d’un poisson aux nageoires charnues (type cœlacanthe[2]) mais bien dans l’eau avec une fonction marine dans des milieux côtiers (stabilisation, pagaie...), puis ont été détournées comme pattes par les tétrapodes.

De même, le poumon a peut-être d’abord servi de stabilisateur (sinon pourquoi des poissons en auraient-ils eu besoin ?) avant d’acquérir une fonction respiratoire. Les poissons à poumons existent encore (dipneustes), ou bien se débrouillent très bien pour bouger avec de simples nageoires (poissons grenouilles).

Ce bricolage évolutif, où un organe est détourné pour une autre fonction se nomme exaptation, et j’adore ce mot. Autres exemples : les plumes apparues chez certains dinosaures comme isolant thermique, puis utilisées pour faciliter le vol (lequel vol est possible sans plumes : cf les animaux planeurs, les chauves-souris ou les ptérosaures) ; ou le sixième doigt du panda qui est un os du poignet déformé.

La sortie des eaux

Dans les livres de ma jeunesse (et même de celle de mes grands-parents...) le cheminement de « la sortie des eaux » était clair, je me souviens des images : dans un monde désertique livré à la sécheresse, un poisson « costaud des nageoires » et, coup de chance, doté d’un poumon, errait de flaque en flaque. Sélection naturelle aidant, les nageoires sont devenues des pattes et le règne des tétrapodes commençait. Certains ne restèrent que batraciens ; d’autres inventèrent l’œuf pour pondre loin de l’eau et devinrent reptiles, dont certains devinrent mammaliens puis mammifères, etc.

Ichthyostega_BW_d_apresAhlberg2005_ArthurWeasley_licenceGNU_320.jpgCe livre dynamite le vieux mythe (déjà moisi depuis longtemps chez les paléontologues je suppose). D’une part, « la » sortie des eaux est illusoire, puisque le phénomène a eu lieu de nombreuses fois : quand, au Dévonien, Ichtyosthega, pourtant loin d’être le premier tétrapode, se déplaçait comme un phoque sur les berges des fleuves où il passait son temps, la végétation avait déjà atteint une forme aussi complète qu’à présent, et les arthropodes (scorpions, mille-pattes métriques, et des crustacés occupés à devenir des insectes, tous au format géant) se répandaient déjà.

À l’Ère suivante, au Carbonifère, toute cette diversité explose, et pas seulement celle des tétrapodes cantonnés aux environnements marins. Certains d’ailleurs retourneront complètement dans l’eau, éventuellement en y perdant leur pattes (et ce ne sont pas les ancêtres des serpents). De manière générale, ce livre rend plus clair que les taxons actuels que nous connaissons (reptiles, batraciens, mammifères, dinosaures dont les oiseaux) ne sont qu’une infime partie de ce que les tétrapodes ont pu créer. Des embranchements entiers ont disparu au fur et à mesure des crises écologiques ou plus simplement de la bataille pour la vie.

Diplocaulus_BW_Arthur_Weasley_licenceGNU_320.jpgLe passage sur la lutte entre temnospondyles et lépospondyles paraîtra un peu oiseuse au non-spécialiste, ainsi que la question de savoir comment se rattachent à l’arbre de la vie les « lissamphibiens » (grenouilles, salamandres, anoures, etc.). Ces derniers ont en fait tellement évolué depuis le Carbonifère que les spécialistes s’étripent encore sur leur arbre généalogique.

Régulation

Un long passage détaille les mécanismes de formation des doigts. Selon le bon (et faux) vieux proverbe « l’ontogénie résume la philogénie », on peut l’observer sur les fœtus de poulet ou de souris. Il s’agit bien d’une innovation complète propre aux tétrapodes et pas d’une exaptation. On sera surpris d’apprendre que le nombre de cinq doigts n’a pas vraiment de « justification » ; Acanthosthega en avait huit !

C’est l’occasion d’un petit cours sur les gènes de régulation de la croissance : autant que les gènes eux-mêmes, la manière dont ils s’expriment mène à des animaux très différents. Nos gènes de régulation sont fort voisins de ceux de la mouche !

La crise

La crise du Permien fait l’objet d’un chapitre. L’auteur ne tranche pas entre les hypothèses, qui ne s’excluent d’ailleurs pas mutuellement : régression océanique, volcanisme massif, météorite tueuse... Le résultat, je le rappelle, fut une extinction massive d’espèces bien pire que la crise suivante (celle qui a été fatale aux médiatiques dinosaures).

Qui dit extinction massive dit niches écologiques à remplir, et radiation évolutive. L’auteur insiste bien sur le fait que les espèces qui profitent de la crise existaient en général avant, mais étaient concurrencées par les genres dominants : la plus grande partie de l’existence des mammifères (héritiers du dimétrodon) s’est déroulée à l’ombre des dinosaures.

Bref

À part la faute du titre trompeur, on obtient là un bel exemple de ce qu’est la paléontologie, et une belle leçon d’évolution. Il faut aimer (ou au moins accepter de) engranger quelques termes « techniques » : sarcoptérygiens[3], amniotes, synapsides... (Ces trois termes, difficiles à recaser lors d’un dîner, nous désignent tous, ainsi que le chat du voisin ou un dimetrodon.) Celui prêt à fournir l’effort se fera plaisir, et enrichira sa culture après avoir oublié beaucoup de termes ; celui doté de la ténacité intellectuelle d’un George Bush regardera les images et les légendes. Le livre ne conviendra pas à un enfant (à moins que vous ne pensiez qu’il ne soit la réincarnation du regretté Stephen Jay Gould.)

L’auteur se met lui-même en situation et décrit son travail de paléontologue : fouilles sous le soleil de plomb du désert nigérien, analyse de fossiles aux rayons X, simulation numérique de contraintes sur les os, etc.

Sur la forme, la réalisation est parfaite, notamment avec les rabats de couverture reprenant l’un l’arbre phylogénétique des bestioles décrites dans le livre (et l’on voit que les mammifères sont notés tout en bas au bout d’une sous-sous-sous-branche), et l’autre la liste des périodes géologiques impliquées (car si le commun des mortels sait que le Jurassique et le Crétacé sont l’âge des dinosaures, il a plus de mal à situer le Carbonifère et le Dévonien, et j’avais de gros doutes sur la situation du Frasnien et du Famennien).

Les illustrations de Alain Bénéteau sont superbes et réalistes. J’aurais tendance à regretter qu’elles « lissent » un peu les différences de représentations qu’auraient pû donner plusieurs artistes, mais je pinaille. (Voir le PDF de présentation pour un échantillon.)

NB pour les Parisiens : les auteurs dédicacent chez Gibert samedi prochain !

Notes

[1] Ça sonne mieux que « poissonneux ».

[2] Vous saviez qu’un cœlocanthe avait plus en commun avec vous qu’avec un requin ou une truite ?

[3] Aucun rapport avec Celui-qui-ne-peut-être-nommé-sans-finir-dans-les-fichiers-des-Renseignements-Généraux.