Il n’y a pas des tonnes d’uchronies françaises de haute volée. La trilogie de la Lune de Johan Heliot restait assez utopique et légère. J’ai récemment parlé ici de deux autres, sympathiques mais manquant d’ampleur : Françatome, toujours d’Heliot, et le Dernier des Francs de Michel Pagel. Enfin, les deux tomes déjà parus de La France continue la guerre, fouillés et passionnants, ne relèvent pas de la littérature.

RolandCWagner-Rêve_de_Gloire.jpgLa dernière œuvre [1] de Roland C. Wagner relève brutalement le niveau. Le pavé pèse son poids, le monde est vaste, le sujet original, le style travaillé. Le point de divergence est flou : il est antérieur à l’assassinat de De Gaulle en 1960. Par exemple, von Braun va travailler non pour les Américains comme dans la réalité, non pour les Français comme dans Françatome, mais pour les Soviétiques (et Béria !), d’où une course à la Lune différente, et une Guerre Froide qui évolue différemment, ce qui aura son importance pour Alger.

Car c’est à Alger que tout va se passer, une Alger restée française après l’indépendance de l’Algérie, transformée en melting-pot où vont se retrouver les vautriens, version française des hippies, une ville d’Alger qui en 1977 proclame purement et simplement son indépendance... et la Commune.

Mais Alger n’est qu’un arrière-plan, terriblement important, et un point de convergence des nombreux fils narratifs. Ceux-ci concernent un nombre mal défini de personnage souvent secondaires, Algériens, Français et Algérois, rarement nommés, dont les histoires évoluent par flash, même pas en ordre chronologique strict, entre la Guerre d’Algérie et le XXIè siècle. Si les plus importants fils (la quête du personnage principal, la « tante » de Mélusine, la révolution) se suivent assez bien, pour d’autres c’est plus flou. Je mentirais en disant que ça ne gêne pas la lecture, mais ça en fait un peu le charme.

Et ce charme il vient aussi du sentiment de dépaysement d’une bonne uchronie, et je ne parle pas que des mille détails techniques et de vocabulaire, comme les « minifiles » qui menacent de remplacer les platines laser lectrices de vinyles, le « mulot », l’évolution fédérale de l’Algérie indépendante, le putsch militaire de 1973 en France, l’arrivée de Shepard sur la Lune, une fédération israélo-palestinienne, un vieil Albert Camus qui pense écrire une uchronie, ou la référence obligatoire au Maître du Haut-Château de Philip K. Dick. Non, l’arrière-plan capital, c’est celui des vautriens, et des adeptes de la Gloire — dans notre fil temporel : hippies et LSD. Timothy Leary lui-même débarque à Paris et la répression policière fait le reste. Toute cette faune non violente d’une époque à présent disparue se retrouve dans l’Algérois pas encore indépendant, déportée ou attirée par le joyeux bordel de la casbah, avec ses utopies, ses dérapages et son déclin. Un chroniqueur a justement parlé de « contre-histoire de la contre-culture » : même pour moi trop jeune pour l’avoir connue, c’est un des attraits du livre.

L’autre, c’est une histoire alternative de la musique. Elle a toujours tenu une grande place chez Roland C. Wagner, et là il s’en donne à cœur joie. Le héros, incarnation uchronique de l’auteur (lui aussi né en Algérie d’un père légionnaire), collectionne et vend des disques, et traque une perle rare introuvable de « rock psychodélique » algérois autoproduit, Rêves de Gloire par les Glorieux Fellaghas. Un disque dont la quête s’avère finalement très dangereuse : on ne remue pas impunément un passé qui remonte au Prophète de l’Aurès, sur fond de barbouzeries et de menaces d’une invasion française d’Alger. Mais le bouillon culturel algérois devient le refuge des musiciens français, les chroniques et histoires de groupes qui n’ont jamais été, ou qui auraient dû être, foisonnent, quitte à tuer Johnny Hallyday au passage. On regrettera de ne jamais pouvoir entendre Dieudonné Laviolette (une sorte de Jimi Hendrix). Ce bouquin manque terriblement d’une bande son, Wagner n’a pas eu le temps de l’écrire.

Uchronie personnelle, uchronie proche comme lointaine, culturelle comme politique, et fouillée sur 700 pages (qu’on a envie de relire sur le champ pour remettre en place les pièces du puzzle laissées un temps de côté) : une belle réussite.

Note

[1] Définitivement dernière, Roland C. Wagner nous ayant quitté récemment pour un monde qu’on espère meilleur.