Le système indien

Georges Ifrah consacre des centaines de pages au système indien, à la justification archéologique de son histoire, au rôle éventuel des influences étrangères, aux multiples variantes des chiffres dans toutes les civilisation du début de l’ère chrétienne sous influence indienne, et s’étend longtemps sur ce qui fait la spécificité et la force du système (principe multiplicatif puis principe de position, les chiffres abstraits, le zéro...), les civilisations qui ont failli réussir la même prouesse, etc. Le résumé qui suit est donc brutal :

La graphie

L’origine exacte de la graphie des chiffres indiens (que nous appelons à tort « arabes » depuis qu’ils nous les ont transmis) a donné lieu à nombre d’hypothèses parfois fantaisistes. Ifrah, toujours partisan des causes terre-à-terre, penche pour une évolution progressive de simples bâtonnets alignés en dessins, par une déformation liée à l’instrument local (quelque chose comme le calame), de manière presque inéluctable ; et les Indiens n’ont pas été les seuls à obtenir des chiffres de la forme que nous connaissons à présent ! Les dessins sont assez convaincants.

La naissance du système indien

Comme chez les Mayas, la religion et la littérature indiennes aimaient les nombres extravagants, à un niveau que nous avons du mal à imaginer. Tout un vocabulaire spécifique existait avec un nom pour chaque puissance de dix : par exemple, un paduma valait 10^29 !!! Ce système (d’abord oral) n’avait pas grand-chose en commun avec le nôtre (« dix mille » , « cent mille ») ou celui des Chinois (comme 十萬萬 pour un milliard).

Exemple (énumération par ordres de grandeur croissants) :
523 622 198 443 682 439 = « Neuf et trois daśha et quatre śhata et deux sahasra et huit ayuta et six laksha et trois prayuta et quatre koti et quatre vyarbuda et huit padma et neuf kharva et un nikharva et deux mahâpadma et deux śhankha et six samudra et trois madhya et deux antya et cinq parârdha. » Ouf !

(On notera au passage que le système oral et le système écrit peuvent être totalement différents pourvu qu’ils partagent la même base : ce qui nous a permis de passer à l’écrit du système romain au système indien).

La simple prononciation ou écriture des nombres réellement mirobolants de divinités dans les mythes indiens, comme les calculs astronomiques, devenaient donc assez vite fastidieux (et coûteux en support d’écriture : les feuilles de palmier parasol n’étaient pas données à cette époque). Avant le Vème siècle, l’habitude se prit alors de ne plus nommer ou écrire que les chiffres. La succession stricte des puissances de dix évitait toute ambiguïté.

Exemple ci-dessus, ainsi simplifié :
Neuf.trois.quatre.deux.huit.six.trois.quatre.quatre.huit.neuf.un.deux.deux.six.trois.deux.cinq.

Il n’y avait plus qu’à substituer les symboles des chiffres à leur nom. Les Mayas étaient arrivés au même stade, mais à cause de l’irrégularité dans leur système (360 au lieu de 400 au niveau du deuxième ordre de grandeur), ils n’avaient pas tiré parti du système.

De manière à première vue étonnante, les Indiens procédèrent à l’inverse des Romains, n’utilisant les chiffres que pour le calcul, et notant les résultats sous forme de poème : car on est dans le cadre de la langue sanskrite, à la fabuleuse érudition, où les chiffres sont eux-même pourvus de plusieurs noms différents. La chose est plus logique si on pense aux nécessités de la mémorisation des chiffres importants, et de la recopie (le support papier dure peu) : les tables numériques indiennes ont bien toléré le passage des siècles car elles étaient versifiées ! Et cette technique liée à la langue sanskrite est elle-même à l’origine de la logique de la notation numérique et la renforça. Au IVème siècle de notre ère, le système indien était au point.

Le zéro

Le zéro (śhûnya) n’était au départ que le moyen de noter l’absence d’une unité précise dans l’énumération d’une quantité. Il atteignit sa pleine signification de nombre à part entière peu après le Vè siècle : par exemple « le produit de zéro par une dette ou un bien est nul », « un bien retranché de zéro est une dette » (Brahmagupta).

Le calcul

D’abord les Indiens procédèrent comme nombre d’autres peuples, avec des abaques à colonnes et des jetons. Les chiffres écrits sur du sable remplacèrent ensuite les jetons. Cette idée toute bête (pour nous), alliée au principe de position dans les énumérations en sanskrit, et au zéro oral de ces énumérations, fut le couronnement du système : les colonnes vides correspondaient aux zéros, la numération sanskrite suivait les colonnes de l’abaque, et vice-versa : l’énumération orale devint le strict équivalent de l’écrite.

Une dernière idée géniale des Indiens fut l’abandon du concept même d’abaques à colonne. Ils se rendirent compte que seuls suffisaient les dix chiffres. Le calcul écrit était né, suivant des principes globalement proches de ceux enseignés chez nous au primaire (tables d’addition mémorisées et calcul chiffre à chiffre).

Les méthodes de calcul

Georges Ifrah décrit nombre de méthodes de calcul écrit, notamment pour les multiplications et divisions ; je ne les reprendrai pas ici. Même celles avec les chiffres arabes paraissent parfois très tourmentées, mais il faut tenir compte des contraintes matérielles de l’époque : calcul sur tablette recouverte de poussière, de sable, au mieux de cire (pas de papier !), problèmes de place, nécessité de vérifier les calculs... Des Indiens aux Occidentaux en passant par les Arabes, les étapes ont été nombreuses pour atteindre la perfection de la technique que maîtrise de nos jours un enfant de huit ans. (Et pourtant, la technique de multiplication de Brahmagupta au VIIè siècle, redécouverte au XVè siècle en Italie, était très proche de la nôtre - presque plus claire !)

Plan :
Partie 1 : Super-résumé
Partie 2 : Les premiers décomptes
Partie 3 : Les bases
Partie 4 : Le système sumérien
Partie 5 : Les systèmes égyptiens, chinois, alphabétiques
Partie 6 : Le système maya
Partie 7 : Le système indien
Partie 8 : Les chiffres indiens en terre d’Islam
Partie 9 : La difficile transmission à l’Occident chrétien
Partie 10 : L’impact des chiffres sur le développement mathématique
Partie 11 : La mécanisation
Partie 12 : Les calculateurs électriques et électroniques