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Il y a un bout de temps déjà, j’avais lu et encensé ici l’Assassin royal (The Farseer Trilogy), mythique et délicieusement longue trilogie de fantasy light de Robin Hobb. La trilogie des Aventuriers de la Mer (Ship Of Magic, The Mad Ship, Ship Of Destiny) n’est pas la suite, mais se situe quelques années plus tard dans un autre pays du même monde.

Bingtown, gros port des Cursed shores (rivages maudits), est devenu prospère grâce au commerce et (c’est lourdement asséné) la volonté, le courage et le travail des ancêtres des marchands (Traders), opulente oligarchie commerçante. Le summum pour une de ces familles : posséder un bateau vivant (liveship, « vivenef » en français). La provenance et la nature du bois magique dont sont construits ces navires est un des ressorts principaux de l’histoire. Liés à une famille, nourris des souvenirs des trois générations de capitaine morts sur leur pont avant leur éveil, ces bateaux ne peuvent être volés... théoriquement. De plus, certains deviennent fous.

L’histoire tourne autour des Vestritts, famille de marchands dont le capitaine-patriarche décède : le bateau, Vivacia, s’éveille alors. La famille se déchire aussitôt entre Althéa, fille cadette du défunt et très attachée (sentimentalement et télépathiquement) au navire, et son beau-frère Kyle, manipulateur brutal peu enclin à laisser leur mot à dire aux femmes. Cette tête de mule d’Althéa claque la porte, Kyle l’emporte, décide que son fils Wintrow doit quitter ses études dans son cher monastère, et transforme le bateau en transport d’esclaves : il n’y a économiquement pas le choix.

Car l’économie détermine les choix de bien des personnages : la montée de l’esclavage ; l’arrivée de nouveaux marchands étrangers dans la ville ; les dettes des Vestritts envers les constructeurs du Vivacia ; leur rôle dans le mariage de la petite dernière ; les liens avec la capitale impériale ; l’influence sur les équilibres politiques dans Bingtown ; les esclaves enfuis obligés de devenir pirates... Tout cela ne peut être éludé.

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Pendant ce temps, un flibustier, le capitaine Kennit, rêve de devenir roi des Îles Pirates, inextricable archipel de hors-la-loi, anciens esclaves et flibustiers. Et justement il a besoin d’un liveship...

Si Althéa se rapproche du Fitz de l’Assassin royal, qui s’en prend plein la gueule à cause de ses erreurs autant que de ses ennemis, et grandit par ses renoncements et cicatrices ; si sa nièce Malta, petite peste inconsciente au départ, évolue de manière foudroyante bien que là aussi douloureuse ; si Wintrow vaut le détour par ses interrogations existentielles permanentes ; si la grand-mère Ronica joue le rôle du chêne indéracinable ; si le Satrape est délicieusement haïssable d’autosuffisance ; le plus fascinant reste cependant Kennit, capitaine ténébreux à la chance insolente, héros des esclaves libérés, idéalisé voire divinisé, au passé torturé et mystérieux, et surtout aux qualités de psychopathe délicieusement manipulateur.

Je n’ai pu m’empêcher de faire le parallèle en permanence avec l’Assassin royal. Les Liveships le dépassent en partie grâce à la narration plus complexe, les différents fils qui s’entrecroisent, le changement fréquent de point de vue — une manière pour Hobb d’en rajouter dans les quiproquos et les incompréhensions, elle adore ça.

La magie, introduite progressivement dans l’Assassin, joue ici un rôle d’emblée. Mais comme on est très loin du Seigneur des Anneaux, ça passe pour un cartésien comme moi. Ce monde est juste régi par quelques lois supplémentaires par rapport au nôtre.

LiveShipTraders-MadShip-UK.jpg Des thèmes sont communs aux deux trilogies, parlerais-je même de tics ? : les héros qui s’en prennent plein la gueule, au moral comme au physique ; la trahison ; la loyauté à un chef, à sa famille, à un ami ; l’amour inconditionnel ; les difficultés des relations hommes-femmes (il n’y a pas que les hommes à être à la ramasse cette fois) ; le renoncement ; le choix entre obligations et être aimé ; le rôle d’un capitaine ou d’un roi à qui l’on obéit aveuglément ; le poids sur les épaules d’icelui ; les psychopathes manipulateurs ; ceux (parfois les mêmes) qui accusent tous les autres des problèmes qu’ils se sont attirés ; les envahisseurs barbares sans pitié ; la ruine née de la division ; la fin d’un monde policé dans le feu et le sang ; le rôle des souvenirs dans la construction de l’identité ; leur « stockage » magique...

Mais aussi : l’égalité hommes-femmes (au sens socio-économique) ; les ravages de l’esclavage ; son influence économique désastreuse ; la construction d’une nation ; la légitimité pour en faire partie ; la reconstruction d’un monde détruit une fois écartées, convaincues ou soumises les mauvaises volontés ; la vie des marins, leur hiérarchie, leur solidarité ; le viol ; les règles du bon commerce ; la cruauté de la piraterie ; la pesanteur et l’utilité des conventions sociales ; la mécanique des foules en assemblée ; l'émergence de dictateurs dans les périodes troublées ; la réussite par la volonté ; l’enfer pavé de bonnes intentions ; le sens de la vie et de la liberté quand on est un bateau... ou un Seigneur des Trois Royaumes ; et j’en passe...

Et surtout, au contraire de beaucoup de bouquins de fantasy, on est aux antipodes des clichés sur la lutte du Bien contre le Mal ou de la Quête du Prince déchu contre le Prince des Ténèbres pour sauver le monde et restaurer un ordre féodal ancien : à la fois plus humble et plus difficile, l’aventure des Vestritts vise à trouver sa place dans un monde qui change de lois, à préserver ce qui peut l’être, à poser de nouvelles règles, à trouver de nouveaux alliés et partenaires, sans oublier de négocier ses petits privilèges, alors même qu’on n’a guère de cartes en main. De la négociation commerciale, quoi.

Les liens avec la première trilogie sont ténus : quelques mentions de la guerre décrite dans l’Assassin, et un personnage secondaire commun complètement métamorphosé, que je n’ai identifié que grâce à Wikipédia une fois la trilogie achevée.

La fin ? Peut-être un peu trop prévisible, surtout du côté des romances, sans assez de morts pour que ce soit réaliste. Surtout, l’épilogue frustre par sa rapidité. On n’était pourtant plus à quelques centaines de pages de plus pour dénouer tous les fils ou ouvrir de nouvelles perspectives.

À lire la page sur la version française, je ne suis pas sûr d’approuver les adaptations de noms. Peut-être qu’en anglais tout sonne simplement mieux, ou de manière plus cohérente, ou que la fantasy en français m’évoque trop Harry Potter ou Pratchett, bien plus humoristiques. Bref, si vous pouvez, lisez en version originale. Il n’y a que trois tomes après tout : en français il y en a neuf, et j’ai peur que l’histoire ne soit pas assez dense pour donner un intérêt à chaque tome séparément.

Tout ça n’est évidemment pas pour les enfants...

Parmi les critiques sur le net, souvent élogieuses, se détache par exemple celle-ci (Mise à jour de 2014 : tombée hors ligne), délicieuse rien que par ses vacheries et sa mauvaise foi admirative.

La trilogie suivante (The Tawny Man) attend déjà dans mon panier d’un libraire en ligne. (Décembre 2014 : le compte-rendu est là.)

Ah oui : comme dans l’Assassin royal, il y a des dragons. Et ils sont à baffer.