L’idée centrale de ce livre concerne notre cécité face au hasard, et spécialement aux événements qui se démarquent de nos attentes.

(Prologue)

 Thèse

« Le Cygne Noir » de Nassim Nicholas Taleb

Taleb a travaillé dans la finance à New York, mais vient du Liban. Un Liban paisible malgré la mosaïque communautaire, et pas de raison que ça change. Puis la guerre civile commence, On se dit que ça ne durera pas, mais plus ça dure plus il y a de chance que ça continue. Suivent quinze ans de chaos (un des bruits de fond des journaux télévisés de toute mon enfance).

Le livre date de 2007, et se paye cruellement la tête de tous ces gourous boursiers qui ont cru maîtriser le risque en l’encadrant des mauvaises équations, qui excluaient délibérément toute mauvaise surprise radicale. Ils ont fait faillite quand un revers boursier d’ampleur impossible a laminé en quelques heures des années de bénéfices. En fait, il vaut mieux investir dans un environnement légèrement bordélique et connu qu’une situation stable qui cache une poudrière.

Taleb révère Poincaré. Il a été un copain de Mandelbrot et ils ont travaillé ensemble sur le « hasard sauvage », celui qui n’est pas modélisé par la fameuse courbe en cloche : cette dernière sous-estime monstrueusement la fréquence des événements rares. Or, cette courbe est un implicite de trop de modèles, parfois à juste titre (comme la répartition des tailles d’un groupe humain, le « Médiocristan »), parfois non (répartition des fortunes ou variations boursières, l’« Extrêmistan »).

Puis il développe sur toutes nos œillères mentales. On sent qu’il a aussi travaillé avec Daniel Kahneman (lecture en cours, j’en reparlerai). Nous sommes incapables de prévoir des événements chamboulant tous notre environnements, ou plutôt incapables de voir l’impact réel de cet événement rare. Nous sommes nuls en estimation de probabilités. Nous privilégions les explications spectaculaires. Nous surestimons la probabilité d’un danger rare (accident d’avion, terrorisme) et négligeons des dangers bien plus réels. Nous apprenons par la répétition des dangers, oublions les autres. Nous pouvons connaître tous ces biais et nous laisser piéger quand même.

Le monde de la bourse et les costumes-cravates en général en prennent pour leur grade. Les prévisions des experts boursiers ne valent guère plus que le hasard, parmi tant d’« experts » dans tant de domaines qui n’en savent en fait pas plus que vous ou moi. De fait, les récompenses pleuvent surtout sur ceux qui ont eu la chance d’avoir été là pour une reprise, pas en raison de leurs vraies capacités. Le « talent » est souvent une série de coups de chance. Il y a eu Casanova, si chanceux parmi tant d’aventuriers ruinés et finis ; il y a Elon Musk, trop riche, arrivé lui aussi plus par chance que par talent. Nous avons une tendance à « platoniser », chercher des logiques dans le monde et surtout à en faire des systèmes, à confondre la carte et le territoire, à faire des théories de l’Histoire.

Autre exemple : le 11 septembre 2001, tellement évident après coup, tellement simple à éviter. Mais on ne fait pas de statues à ceux qui ont évité une catastrophe jamais arrivée.

J’en oublie tant. Impossible de tout résumer. C’est le genre de livre où quasiment chaque page prise au hasard révèle une pépite.

Et confirmation

Un an après la parution du livre éclatait la crise des subprimes. Pourtant les financiers pensaient avoir bien équilibré les créances douteuses, ça ne pouvait pas être des junks bonds. Rétrospectivement, il était évident que ça allait péter. Rétrospectivement, la catastrophe est souvent évidente, on dit qu’on ne se fera plus avoir. (Je ne sais pas ce que Taleb a pensé ou déclaré à l’époque.)

Mes parents ont vu les Trente glorieuses, et si chômage et crise remontent à ma naissance, le monde restait stable, encore plus depuis la chute du Mur de Berlin. Mais à présent le Cygne noir est plutôt orange et russophone ; il a fallu arrêter la civilisation à cause d’un simple virus agressif ; la guerre fait à nouveau rage en Europe ; le grand pays démocratique qu’on aimait critiquer mais fondamentalement ami montre sa face noire ; et reviennent partout des idées qu’on pensait enterrées avec le IIIᵉ Reich, avec des méchants tous droits sortis de James Bond.

Ajoutons les IA qui déboulent pour tout chambouler, pour le meilleur et le pire simultanément sans doute, le tout sur fond de changement climatique, dont personne n’a plus rien à foutre — quand ce n’est pas une forme de déni née de l’impossibilité d’agir. Citons aussi la dépression démographique, dans les pays riches et pas qu’eux, un phénomène aux conséquences inconnues mais colossales, connu depuis quarante ans mais dont on ne parle presque jamais. Au moment où j’écris ceci, une crise dans une zone impliquant trois puissances nucléaires semble se calmer sans rien régler. Le monde devient imprévisible (Taleb le prévoyait d’ailleurs) mais, à postériori, les explications seront limpides, et nous nous gausserons de nos illusions passées, sur lesquelles nous avons bâties une civilisation.

Des leçons de ce livre ?

  • Ne pas lire trop les journaux, ils ne sont que l’écume, les commentateurs peuvent être profonds et cultivés, leurs prédictions n’ont pas de valeur en pratique. (Cela me déculpabilise de lire et d’écouter des podcasts avec des mois de retard, une bonne partie se périme naturellement.)
  • Être prêt pour une catastrophe sans trop vouloir la prévoir : ne pas faire comme les Français prêts en 1940 pour la guerre précédente. (Mais bon, notre civilisation entière se met la tête dans le sable depuis des années sur tant de sujet…)
  • Il va falloir beaucoup plus d’imagination pour nous en sortir.

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