L’enseignement des Croisades en France, du moins en mon temps, adoptait essentiellement le point de vue croisé : ferveur religieuse qui expliquait, sinon justifiait, l’invasion, et différentiation peu nette des adversaires.

Contexte et résumé-éclair des Croisades

Résumons l’époque : la période concernée est en gros 1100-1300, la seconde moitié du Moyen-Âge et son apogée.
Avant 1100, les principaux royaumes européens se sont formés, et la croissance démographique et économique de l’Europe occidentale lui permet de lancer des opérations loin de ses frontières.
Au même moment, l’Empire byzantin cherche à attirer des mercenaires dans sa lutte perpétuelle contre l’effritement de ses territoires. L’Église catholique de Rome cherche, elle, à diriger l’énergie de ces chevaliers querelleurs contre les infidèles.

La Première Croisade culmine en 1099 avec la prise de Jérusalem (et le massacre des habitants, traumatisme durable).
Les Croisés établissent des royaumes indépendants sur toute la côte, d’Antioche au Sinaï, organisent plusieurs autres Croisades pour maintenir leur positions, liquident l’Empire byzantin au passage (détournement de la Quatrième Croisade et sac de Constantinople, autre acte de barbarie) ; les Arabes et Turcs auront ainsi besoin de deux siècles pour rejeter définitivement l’envahisseur à la mer (1291), après bien des conflits.

Wikipédia, comme d’habitude, est un bon point de départ pour se rafraîchir les connaissances.

Peuples en présence

Le livre d’Amin Maalouf (paru il y a déjà quelques années) prend le contrepied de la vision classique, et cela change tout.

Les Croisés ne sont plus que des « Franjs » (déformation de « Francs »), mélangeant ainsi sans distinction tous ces peuples barbares et exotiques : Français de langue d’hoc et d’oïl, Allemands, Anglais...
Les Arabes les distinguent des « Roums » (« Romains », c’est-à-dire les Byzantins, chrétiens orthodoxes), qu’ils connaissent et affrontent depuis des siècles.

L’apparente unité arabe éclate ; d’ailleurs il n’y a pas que des Arabes musulmans au Moyen-Orient (Syrie, Liban, Palestine, Égypte) à cette époque, loin s’en faut.

  • Les Arabes sont majoritaires, mais il ne sont pas tous musulmans : un bon nombre sont chrétiens, et souvent de rite oriental, copte... (C’est d’ailleurs encore le cas de nos jours au Liban, en Palestine...)

  • Les Musulmans (arabes ou pas) se distinguent entre chiites et sunnites (distinction toujours valable de nos jours).

  • La région entière est tombée tout récemment sous la coupe des Turcs seldjoukides. Les différents roitelets turcs se font cependant la guerre mutuellement, et l’empire seldjoukide ne brille donc pas par sa cohésion.

  • Il y a pléthore d’autres communautés installées depuis longtemps, notamment les Kurdes (Saladin était kurde, même si son empire se centrait sur l’Égypte), les Juifs, les Arméniens...

  • L’Empire byzantin est sur la défensive (il vient de perdre l’Anatolie face aux Turcs) mais n’a pas renoncé à reconquérir une partie de ses anciens territoires, notamment Antioche.

  • Les Mongols, sur la fin, étendent leur empire jusqu’au Moyen-Orient, et les Franjs les voient comme des alliés potentiels.

  • La secte des Assassins, par sa capacité de nuisance, joue un rôle majeur pendant des décennies.

  • Les Franjs se divisent entre princes et barons, petits chevaliers occidentaux fraîchement débarqués et fanatisés, « poulains » nés en Terre Sainte et ayant adopté nombre de coutumes locales, marchands italiens ne cherchant qu’à commercer, etc...

Invasion

L’invasion franje est une surprise pour les Musulmans. La première vague, celle des pauvres gens menée par Pierre l’Ermite, est aisément repoussée dès l’entrée en Anatolie. La seconde, une véritable armée bien organisée, avance comme un rouleau compresseur. Les chevaliers occidentaux lourdement cuirassés sont une arme efficace, et les roitelets turcs et arabes sont incapables de surmonter leurs divisions pour s’opposer à l’invasion. Au contraire, certains profiteront de l’avancée franj pour abattre leur rival du moment.

Plus les Croisés approchent de Jérusalem, plus les habitants de la région découvrent que les nouveaux venus, loin d’être une énième armée de mercenaires au service des Roums, sont décidés à s’installer. Plusieurs villes font leur soumission immédiate pour éviter un siège.

La prise de Jérusalem en 1099 reste dans la mémoire collective orientale comme le summum de la barbarie franj. Toute la population non chrétienne est passée au fil de l’épée, musulmans, juifs et chrétiens orientaux compris. Le contraste avec la mansuétude de Saladin lors de la reprise de la ville un siècle plus tard est frappant.

Les Franjs en Orient

Les petits royaumes franjs d’Orient se distinguent assez vite par leurs querelles mutuelles[1].
(Une chose qui m’a frappée : parmi les causes figure notamment la rareté des héritiers mâles et les luttes de pouvoir qui s’ensuivent, et la raison profonde en serait le manque d’hygiène des Franjs dans une région où cela ne pardonne pas, et donc la mortalité infantile élevée.)
L’Empereur byzantin est le premier à faire les frais de cette indiscipline : il doit faire une croix sur les territoires conquis, qui en théorie auraient dû lui revenir.

La primauté du roi de Jérusalem sur les autres rois latins n’empêche pas les divisions, et au gré des renversements d’alliances, musulmans comme chrétiens peuvent se retrouver dans les deux camps d’une bataille. Les frontières changent relativement peu pendant un siècle, les Franjs tenant toute la côte, et les villes d’Alep et Damas et le Sinaï servant de frontières. Les incursions franjs en Égypte sont un échec[2] et leur extension est stoppée.

Reflux

Le XIIè siècle voit apparaître un phénomène nouveau : l’unification sous un même chef des forces arabes. D’abord autour de Noureddin[3]. Celui-ci, depuis Mossoul, unifie peu à peu la Syrie. Il provoque lui-même des résistances, notamment à Damas. Enfin, il conquiert l’Égypte, contrecarrant les plans des Franjs. Il y installe comme vizir un de ses jeunes lieutenants, Saladin, kurde qui doit comme son père sa carrière à Noureddin.

Saladin et Noureddin finissent peu à peu par s’opposer ; le premier, quasiment indépendant, se refuse cependant à affronter ouvertement son maître. Noureddin meurt avant une véritable guerre, et Saladin unifie Syrie et Égypte à son profit. Les Croisés sont quasiment encerclés.

Après quelques échecs, Saladin parvient à s’emparer de pans entiers des royaumes latins, dont Jérusalem. En réaction, il doit affronter la Troisième Croisade, menée par Frédéric Barberousse (qui se noie en chemin), Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion[4]. Saladin tient bon, prêt à accepter la présence franque et les pélerins, mais intransigeant sur Jérusalem même. En dehors de ce problème, les négociations et la coexistence entre les deux communautés sont toujours empoisonnées par les extrémistes des deux camps[5].

Certains personnages se détachent de cette période : Guy de Lusignan, incapable roi de Jérusalem, libéré par Saladin après une promesse de ne plus l’affronter, et qui ne tient pas parole ; Renaud de Châtillon, seigneur brigand responsable de la dégradation des relations entre Latins et Arabes, que Saladin va jusqu’à exécuter personnellement ; Isabelle de Jérusalem, malheureuse reine obligée d’épouser successivement les différents prétendants au trône, locaux ou étrangers, choisis par les barons.

Frédéric II Hohenstaufen, Empereur germanique, est un personnage assez étonnant, notamment par son intérêt pour les sciences, son peu de respect du pape et de la religion, et par les bonnes relations qu’il entretient longtemps avec un successeur de Saladin, al-Kamel, lui aussi peu religieux. L’Allemand négocie ainsi la récupération de Jérusalem sans un combat en 1229, à la fureur de l’opinion arabe. Ce n’est que pour une quinzaine d’années avant une nouvelle chute de la ville.

Les Mongols

L’Empire mongol commence à étendre son influence au Moyen-Orient à peu près à cette époque. Saint-Louis tente de négocier une alliance avec eux lors de son passage en Terre Sainte après son invasion ratée de l’Égypte. Cela échoue toujours, en partie parce que les Mongols ne voient pas dans les Franjs des alliés mais d’abord des vassaux ; et leur brutalité effraie bien des Franjs.

Le péril mongol est pire que celui des Franjs. En 1258, Bagdad est rasée, et sa population exterminée. Les villes arabes tombent ou se soumettent, jusque Gaza. Le monde musulman doit sa survie à la mort du Khan et aux querelles de succession, et à une contre-offensive des Mamelouks d’Égypte, de Palestine jusqu’aux portes de la Perse.

La chute

Baibars devient peu après le nouvel homme fort d’Égypte. Il reprend la guerre contre les anciens alliés des Mongols (comme l’Arménie) et les Franjs. Antioche est détruite en 1268. Saint-Louis meurt devant Tunis, et l’alliance entre Franjs et Tatars (Mongols) ne peut reprendre le terrain perdu.

Acre aurait pu rester un comptoir reliant les deux mondes, pour le plus grand profit des marchands des deux camps, mais l’extrémisme de certains Croisés fraîchement débarqués rallume la guerre. Le sultan Qalaoun règle la question, et Acre tombe en 1291. Les Franjs ne sont pas loin (notamment à Chypre), mais ne redébarqueront jamais en Terre Sainte.

Épilogue

La victoire des Musulmans sur les Croisés ne semble que le début d’une longue marche victorieuse poursuivie par les Turcs ottomans, dont l’Empire s’enfonce par la suite en Europe jusque Vienne en 1529.

Paradoxalement, les Arabes du Moyen-Orient ne sont jamais vraiment les acteurs de cette période, pendant ou après les Croisades : Turcs, Kurdes, Mongols, Tatars, Arméniens... fournissent les élites dirigeantes. Les instables royaumes arabes ou turcs ne leur permettent pas non plus d’être maîtres de leur destin. Le problème est toujours d’actualité... Pendant que l’Occident tire parti des contacts avec les Arabes, ceux-ci se recroquevillent, et continuent encore à parler d’une histoire terminée depuis sept siècles[6].

Notes

[1] Comme quoi ils s’intégraient parfaitement à la région...

[2] Saint-Louis tente lors de la Septième Croisade de prendre l’Égypte ; il y laisse son armée.

[3] Ce nom est francisé, l’arabe serait plus proche de Nour ad-Din. Ne soyons pas trop puriste, la francisation des noms est inévitable, surtout à propos de personnages historiques, notamment quand l’alphabet n’est pas le même. On dit bien « Léonard de Vinci » pour « Leonardo da Vinci », « Saladin » pour « Salâh Ad-Dîn », et « Clovis » ou « Louis » pour quelque chose en réalité plus proche de « Chlodwig ».

[4] Dans la plus pure tradition chevaleresque, c’est-à-dire en s’échangeant cadeaux et médecin entre rois, pendant que leurs troupes se charcutent mutuellement.

[5] Comme quoi rien ne change sous le soleil de Palestine.

[6] Et que George Bush parle volontiers de croisade est très mal reçu notamment à cause de ce contexte.