Un de mes défauts récurrents consiste à chercher systématiquement un sens aux textes que je lis, et à accorder bien plus d’importance à ce sens qu’à la manière dont il est formulé. Les belles formules marketing me hérissent, mon mauvais esprit y recherche automatiquement le mot creux, l’allusion mensongère, la récupération, le mensonge par omission, le vocabulaire-qui-en-jette-mais-ne-veut-rien-dire.

(Au passage, cela explique en quoi j’ai adoré Impostures intellectuelles de Sokal et Bricmont. Aride mais jouissif.)

Signal obscur mais pur

En informatique, mon domaine, règnent les termes abscons et les acronymes incompréhensibles. Cependant ces derniers sont des abréviations de termes techniques précis : la compréhension de TCP/IP, FTP, ou SQL ne nécessite que l’effort d’une recherche sur Google, et pas un doctorat en scolastique médiévale, en psychanalyse du lapsus ou en sémantique des sociétés secrètes.
L’informaticien passe au contraire l’essentiel de son temps à expliciter sa pensée pour amener ce fichu ordinateur à enfin faire exactement ce que veut l’utilisateur final, et à supplier ledit utilisateur d’expliciter clairement et totalement son besoin. Le flou est source de bug, la qualité se juge au rapport signal/bruit.

Quand les marketeux s’en mêlent

Cependant, même en informatique, sévit le n’importe-quoi marketing, masquant par de jolis mots, de clinquantes marques, ou de profonds sigles, une absence de concret.

Dans le grand public, ont sévi par exemple le Viiv[1], dont je n’ai jamais compris ce qu’il était concrètement, apparemment à juste titre, le Web 2.0, concept assez fumeux acquérant déjà un sens péjoratif voire has been, le matraquage de Microsoft sur chaque peaufinage subtil d’Office depuis dix ans[2], les slogans de compagnies, notamment le récent et prétentieux “The computer is personal again” pour de bêtes PC, etc.

Zéro

Mais on peut descendre encore plus bas : le degré zéro du signifiant, le bruit, dégagé même de la connotation symbolique ou « qui en jette » d’une formule bien enlevée ou d’une marque bien choisie. La tautologie pure. C’est courant en informatique d’entreprise où la concurrence est rude et le critère « pognon » primordial (impossible de jouer sur l’humour, le design ou de décorer la publicité avec des nymphettes de synthèse en bikini[3]).

Le site d’un certain petit fournisseur de logiciels d’entreprise (logiciel fort utile par ailleurs bien qu’inutilement complexe) contient le texte suivant :

« (Nom du logiciel) dynamise les pratiques de facturation en proposant une solution qui améliore la rentabilité et la qualité du service à la clientèle. »

Connaissez-vous un logiciel destiné à détruire la rentabilité ou à dégrader un service à la clientèle ?[4] Que veut dire réellement « dynamiser » ?

Une pub d’un gros constructeur de baies de stockage énonce fièrement : “When information comes together, everybody feels much better.
Un gros consommateur de silicium fait dans le lèche-botte : “What drives smarter technology is actually smarter customers.
(Exemples tirés d’un magazine américain, je ne connais pas la version francophone.)

Autre exemple, un très gros éditeur de logiciels d’entreprise européen[5], dont les supports informatifs me donnent l’impression de lire sans comprendre un traître mot, un peu comme prononcer une langue étrangère sans en avoir le vocabulaire :

With ...’s composition platform, you can deploy enterprise service-oriented architecture to increase your flexibility with innovative business solutions, leverage existing investments to deliver competitive advantage quickly, and consolidate technologies to lower TCO.

... is enhancing its market-leading governance, risk, and compliance (GRC) portfolio, which is based on a holistic approach to managing GRC. Three new applications will help ... solutions deliver more simplicity and increase GRC process and cost efficiency, accountability, and control.

On saluera la haute concentration de buzzword par ligne de texte. Ce genre de rengaine émaille site, plaquette, CDs promotionnels. La cible est le manager, pas le développeur ; je ne suis pas dans la cible. La traque d’informations techniques précises peut être longue sur le site (ergonomiquement mal foutu).

Message subliminal

En fait je suis mauvaise langue. Le véritable message est à deux niveaux.

Le premier est une formulation pour managers de « ce truc qu’on veut vous vendre est bien, il va vous faciliter la vie et vous rapporter un max de thune ».
Le deuxième est sous-entendu : « Vous voyez, on parle le même langage creux qui en jette que vos chefs, même si c’est de l’informatique », et : « Nous n’avons aucune originalité, ce ne sont pas des zazous barbus qui dirigent ici ».

Pour du service

Les sites des SSII et autres sociétés de service diverses sont dans le même cas :

« (Nom de la société) vous invite à partager le dynamisme d’une entreprise dont les projets n’ont d’égal que les conquêtes. Parce que demain se décide aujourd’hui, décidez-vous pour .... »

« S’appuyant sur une forte expérience des fonctions de l’entreprise et des processus métiers, (nos consultants) proposent aux maîtrises d’ouvrage et aux maîtrises d’œuvre une démarche de conseil structurée afin de prendre rapidement les bonnes décisions pour atteindre leurs objectifs. »

Là aussi un monceau d’évidences qui n’apportent aucun message. Il faut concéder aux entreprises du milieu qu’il est difficile de se démarquer les unes des autres au sein d’un même créneau, et que l’originalité est toujours un risque.

Ce qui ne veut rien dire des gens sur le terrain, un site « institutionnel » n’est jamais fait par ceux qui font le boulot. Il faut juste ne pas se faire d’illusion sur le contenu informatif. Je ne connais pas de société de service qui ose écrire : « Nous sommes une société de service comme il en existe tant d’autres, spécialisée dans tel domaine. Nous serions très heureux de vous facturer nos prestataires pour n’importe quel projet ; nous trouverons leurs CVs sur Monster dès que notre commercial vous aura contacté et les embaucheront dès signature du contrat. »

Information nulle

Il y a cependant encore pire : la face « ressources humaines » du site institutionnel de sociétés de service, destiné à attirer les meilleurs plus naïfs pour qu’ils viennent travailler dans ladite société. Un exemple parmi d’autres :

« Notre société a toujours placé « l’humain » au centre de ses préoccupations. Nous pensons qu’une entreprise se définit avant tout par les membres qui la composent, la représentent et lui donnent toute sa dimension. (...) Gestion individualisée des carrières, entretien annuel permettant d’effectuer un bilan sur l’année écoulée, plans de formation adaptés aux besoins de chacun... tout est mis en œuvre afin que de nos consultants se sentent reconnus au sein de notre organisation. (...)
Afin de maintenir un lien social essentiel au bon fonctionnement de ..., nous avons élaboré une politique de communication que nous souhaitons la plus efficace possible : des newsletters sont régulièrement adressées aux collaborateurs (...), des réunions mensuelles permettent de réfléchir ensemble à des problématiques projets, des séminaires d’entreprise sont organisés annuellement ainsi que des dîners ou des sorties.
Rejoindre ... c’est intégrer une équipe où chaque individu a sa place.
 »

Cette rengaine figure dans le baratin de toutes les SSII que je connais, sur le site, la plaquette ou dans la présentation orale lors de l’entretien de recrutement. Les connaisseurs du milieu des services savent donc qu’il s’agit d’un mélange de minimalisme (des newsletters : idéal pour « créer du lien » ! entretiens annuels : qui n’est pas censé les faire ? n’est-ce pas un peu léger ?) et de pipeau d’autre part (la mentalité « facturation et marge avant tout » annihile vite toute bonne volonté d’un chef de former au-delà du strict nécessaire).

(Mise à jour du 18 décembre) Pour bien signifier que cela ne veut rien dire, j’ai entendu des gens qui y travaillent dire beaucoup de bien de la société de service en question (paie, formation, ambiance...). Comme quoi même en négatif on ne peut se fier au verbiage !

Non-baratin anti-commercial à bruit nul

L’excès inverse existe, c’est celui du site d’un logiciel de et pour geek sans aucun texte de présentation sommaire, dont la première page est une liste de nouvelles dont la plus récente a six mois, et annonçant le support de la libgkxthml 3.42. À la rigueur une F.A.Q. disserte de subtils problèmes de compilation selon la version de gcc ou de l’inscription à une liste de diffusion des développeurs.

Dans ce cas le rapport signal/bruit est infini, mais le signal lui-même est ténu...

Notes

[1] Mise à jour de juin 2009 : vous vous en souvenez ? Pas moi !

[2] Si je ne voulais pas être accusé d’être un anti-Microsoft primaire, j’ajouterais Vista, dont le contenu a semblé très flou jusque récemment, et se révèle finalement réellement creux.

[3] Courant dans les pubs pour cartes graphiques...

[4] En dégât collatéral, peut-être, mais en tout cas pas vendu pour ça.

[5] Les habitués de ce blog savent de qui je veux parler.