J’ai ici parfois évoqué Skeptic, ce magazine américain moteur du mouvement « sceptique », ou « zététique ». Un sceptique ne doute pas de tout par essence, mais cherche à appliquer la méthode scientifique à tous les sujets. Parmi les cibles habituelles de Skeptic : le paranormal, les gourous et autres voyants (le démystificateur James Randi est un pilier du magazine), les créationnistes (l’esprit de Stephen Jay Gould plane dans les pages) ou les sectes (scientologie au premier chef). Le numéro sur Dieu (The God Question) contenait de passionnants débats philosophiques. Quant à celui sur le réchauffement climatique (Climate Change Q&A), il ne laisse aucune ambiguïté sur la responsabilité humaine du phénomène.

JFK

Skeptic-18-3-50yearsJFK.jpg Cette fois, les théories de la conspiration sur la mort de JFK passent à la moulinette. Entre le goût pour les complots (toujours plus intéressants que les tristes agissements de semi-cinglés), la multitude de commanditaires possibles (Soviétiques, Cubains, anti-castristes, militaires américains, Mafia voire le Vice-Président…) et le battage médiatique (à commencer par JFK, le film d’Oliver Stone), il n’y a plus grand monde qui croit à la thèse officielle établie par la Commission Warren, soit un tueur unique et solitaire.

Et pourtant.

La Commission Warren a publié vint-six volumes, on y trouvera nombre de témoignages, plus ou moins contradictoires, et chaque détail permet de broder sur une ou l’autre théorie du complot.

Les témoignages doivent pourtant toujours être pris avec des pincettes : certaines personnes racontent plus ou moins n’importe quoi, même de bonne foi. Si 81% ont entendu trois coups de feu (thèse officielle), 12% seulement deux, et 5% quatre ou plus, peut-on si facilement conclure qu’il y a eu plus de trois tirs ? Comment prendre au sérieux les avis sur la provenance des tirs, dans un endroit plein d’immeubles et d’échos ?

Certains témoins apparemment plus sérieux ne sont pas plus fiables : des médecins et infirmières ayant vu de près le corps parlaient d’une balle entrée par devant (officiellement : Kennedy l’a reçue par derrière). Mais une étude sur d’autres cas montre qu’un médecin non spécialisé se plante une fois sur deux sur ce genre de blessure !

Les photographies ont livré nombre de pistes, sous forme d’ombres suspectes, candidates idéales pour des tireurs embusqués. Mais jamais rien de net ou qui résiste à l’analyse.

De simples quidams passant par là ont déchaîné les imaginations : trois clochards identifiés depuis ont été assimilés à des agents impliqués plus tard dans le Watergate. Un passant avec un parapluie (à Dallas en plein soleil, c’est suspect : le parapluie contenait donc une arme !) a été retrouvé : non, il voulait interpeller le Président avec une obscure référence à Chamberlain et Joseph Kennedy, et leur lâcheté face à Hitler [1].

Tous les gens morts bizarrement peu après les événements ? Une douzaine a été évoquée, dont un seul témoin réel de l’attentat, et pas mal de frères ou d’époux de personnes impliquées, et pas forcément de manière mystérieuse.

Le fameux film de Zapruder a été disséqué dans tous les sens, et notamment dans une des scènes principales du film d’Oliver Stone, où l’on voit le Président bouger comme s’il était frappé à l’avant. Mais un médecin nota cruellement qu’il ne faut pas s’inspirer des films de Schwarzenegger : ce mouvement dépend plus des spasmes nerveux que du choc de la balle !

Oswald et les balles

Les preuves matérielles accablent Oswald : les balles et douilles retrouvées proviennent du fusil qu’il avait acheté ; ce fusil porte ses empreintes digitales ; son séjour dans les Marines a montré qu’il était un bon tireur ; il possédait de faux papiers ; sa femme confirme qu’il a tenté d’assassiner le général Walker (d’extrême droite) peu avant ; etc. Son mobile ? Sa haine du monde, son besoin frustré de faire quelque chose de grand, suite à une enfance malheureuse, bien que personne ne semble avoir voulu de lui nulle part, enfin ses idées anti-capitalistes, marxistes et pro-cubaines… Kennedy incarnait ce qu’il haïssait.

Quant à la fameuse « balle magique », ridiculisée par Stone, si elle est fausse c’est que les diverses reconstitutions (en 3D, par la BBC et divers spécialistes) montrent qu’une balle unique allant droit pouvait effectivement frapper Kennedy et le gouverneur placé devant lui.

Les commanditaires

Il y a pléthore de candidats commanditaires pour un meurtre. La droite radicale d’abord, dont l’accueil à Dallas fut glaçant. Les Russes ensuite, ou les Cubains, puisque Oswald avait séjourné en Russie et aurait voulu rejoindre Cuba — mais aucun des deux pays ne voulait de cet excité, et il n’y a pas d’indication qu’il ait été un de leurs agents.

La CIA fait un coupable idéal, en partie parce qu’au contraire de nombre de sociétés secrètes manipulatrices et capables de tuer, son existence est certaine. Par contre, le mobile manque : Kennedy entretenait de bonnes relations avec la CIA, y compris avec son chef Dulles (certes limogé après la Baie des Cochons), lequel a été nommé à la Commission Warren par Bob Kennedy.

Quant au retrait (très limité…) du Vietnam, selon Stone la raison de l’assassinat, il n’en était plus question en 1963, tout simplement parce que le régime sud-vietnamien n’était pas du tout stabilisé : Kennedy approuva le coup d’État contre Diệm. Kennedy envisageait sans doute alors redéfinir les buts et les moyens à propos du Vietnam, mais bien malin qui peut connaître ses décisions s’il avait vécu.

La mafia ne manquait pas de raisons d’en vouloir à Kennedy qui lui a mené la vie dure, malgré les liens historiques entre sa famille et la Famille. L’argument habituel s’appelle Jack Ruby, celui qui a tué Oswald, un tenancier de boîte de nuit et bar à strip tease, donc forcément en lien avec la mafia. Apparemment très affecté par la mort de Kennedy, il aurait voulu le venger ou épargner à sa veuve le procès, et se mettre lui-même sous les projecteurs. Sa santé mentale (avant comme après le meurtre) avait toujours été vacillante, et il n’avait en fait rien du délinquant. Difficile de croire que la mafia l’aurait téléguidé.

Finalement

La conclusion de Reitzes : les théories du complot s’appuient toutes sur une série d’erreurs, à commencer par la sélection de certains témoins (par définition peu fiables), de théories scientifiques bancales, la recherche de coïncidences peu significatives… Et elles surfent sur une volonté de voir le monde selon un certain prisme, pas de se baser sur des faits : une sorte de cynisme extrême. À l’extrême, la croyance prime sur toute information officielle. Les conséquences de cette philosophie finissent par tuer : refus du vaccin contre la rougeole, négligence d’un SIDA soi-disant artificiel…

Il finit par le plaidoyer sceptique habituel : il faut baser ses croyances sur la réalité, et pas l’inverse. Et sur une remarque expliquant l’ampleur de la croyance au complot : la mort de Kennedy marque la fin d’une sorte d’Âge d’Or américain. Peu après suivent le Vietnam et le discrédit de la politique avec Nixon. Cependant, même si Kennedy a été assassiné, aucune des évolutions positives nées à cette époque (droit civiques pour diverses catégories, féminisme…) n’a été arrêtée !

La bibliographie est impressionnante.

Remarques personnelles

Évidemment, il est facile d’arguer que David Reitzes fait partie du complot ; que celui-ci a été extrêmement bien monté ; qu’Oswald a été manipulé ou a été un bouc émissaire pratique ; que les multiples théories avancées procèdent de l’écran de fumée ; et que détruire des théories bancales permet de décrédibiliser toute découverte de la vérité ; et ce même si les commanditaires ont éventuellement échoué dans leur buts à long terme. On peut choisir son complot de la version light (Oswald a tué de la manière « officielle », pour être éliminé par Ruby sur ordre des commanditaires) au délire paranoïaque (la CIA a tout noyauté de A à Z, rien n’est vrai de la version officielle).

En fait, croire à un complot implique le choix de contradictions à assumer. Dans le cas du complot intérieur, pourquoi Ruby, lui, a-t-il survécu ? Si tout est trafiqué par une organisation omnipotente, pourquoi pas les livres sur les complots, les photos, ou le film de Zapruder ? Une organisation incluant autant de personnes, dans tous les partis, aurait-il eu besoin de liquider physiquement le Président, au lieu de simplement lui mettre des bâtons dans les roues ? Et pourquoi le tuer en public ? Dans le cas du complot extérieur (Cubains, KGB…), comment expliquer toutes les complicités sans jeter aux orties toute l’histoire de la Guerre Froide ?

Évidemment, la méfiance est de règle, tous les acteurs impliqués ont tous prouvé leur maîtrise de la manipulation ou du mensonge : CIA et KGB, hommes politiques, mafia… Mais assassiner un Président en manipulant deux cinglés instables (Oswald et Ruby), masquer tout ça en impliquant toute l’élite du pays pendant cinquante ans, sans que le camp d’en face (Russes, FBI…) ne perce cela à jour, ne serait-ce pas leur donner trop de puissance ?

Les mobiles abondent puisque Kennedy naviguait entre les extrêmes, une bonne manière de se créer des ennemis en ces temps de polarisation extrême : Russes ou Cubains ; anticubains alliés mais trahis ; Mafia alliée de Kennedy père, mais attaquée par ses fils ; militaires obéissants mais accusant le Président d’être trop tiède, etc. Dans une réponse à un lecteur, Michael Schermer compte 300 personnes et organisations impliquées !

Si on se dit « à qui profite le crime », viennent à l’esprit Johnson (mais pourquoi a-t-il poursuivi la politique de Kennedy et gardé son équipe ?), les Soviétiques (Oswald avait ramené sa femme d’URSS) ou les Cubains (par vengeance, mais Castro aurait-il aussi froidement risqué une guerre ?). C’est plausible. On peut toujours rejeter les objections : Johnson tenait au pouvoir ; ni Castro ni le KGB n’obéissaient forcément au Kremlin, et la Commission Warren a préféré couvrir cela pour éviter une Troisième Guerre Mondiale, surtout que la mort du Président a arrangé pas mal de monde.

La dynamique de la théorie du complot ne peut être contrée par la raison. Tout argument contre la possibilité du complot n’est que manipulation, toute preuve matérielle qu’un trucage. Quiconque nie le complot en fait partie (l’auteur de l’article, votre serviteur, etc.). Mais toute incohérence apparente dans la version officielle ne peut être qu’un indice. Toute personne soutenant le complot est crédible, même si tous ces complots finalement se contredisent (qui croira à une collusion Johnson/KGB/mafia/anticastristes ?). Là où il n’y a pas d’informations, rien ne contredit le complot ; là où témoins et documents abondent, surgira toujours une petite bizarrerie à monter en épingle.

Ou bien on adopte une approche sceptique : on ne veut rien croire qui ne soit sérieusement étayé, on laisse de côté sa paranoïa, on essaie de faire le tri dans la masse de littérature, de témoignages plus ou moins tardifs et d’affirmations accumulées sur tous les points du dossier, et aucun complot n’est sérieusement démontré… et le plus probable demeure qu’Oswald a tué (seul) le Président pour des motifs idéologiques, malgré il est vrai pas mal de zones floues (mais quelle affaire n’en pas ?).

Pour ma part, l’exécution publique demain tant de témoins discrédite KGB ou CIA, dont les moyens d’actions peuvent être beaucoup plus discrets. Si un petit groupe (de Cubains, de gansgsters, d’extrémistes de droite…) a agi, la grande machination tentaculaire ne s’explique pas. Mon plus gros point d’interrogation s’appelle Jack Ruby : certes il était dérangé, mais l’assassinat d’Oswald tombe à pic. (D’un autre côté, il n’était sûrement pas le seul à vouloir la peau du tueur.) La mort de Bob (officiellement assassiné par un Palestinien) et de Martin Luther King (aux ennemis innombrables) peut faire tiquer également.

Sans scepticisme, la pente est glissante : plus rien n’est sûr, toute preuve est fabriquée, et rien n’interdit non plus de penser que les Petits-Gris ont téléguidé les Russes pour que la CIA (manipulée par leurs agents doubles), CIA elle-même très liée à la mafia, organise l’exécution de Kennedy, le Président (ex-Vice Président) Johnson, Dulles et Bob Kennedy himself couvrant le tout en inventant l’intégralité du rapport Warren, film compris (tourné par Kubrick bien sûr, comme les pas d’Armstrong six ans plus tard). Pour des entités aussi puissantes, Kennedy ne pouvait pas représenter une menace ou n’être qu’une marionnette, et s’il sortait de son rôle il pouvait tout aussi bien mourir d’un arrêt cardiaque. Le mobile d’une exécution publique ne pouvait donc être qu’une vengeance de Marilyn Monroe (bien sûr toujours vivante) envers son amant trop volage. À moins qu’Onassis (un Oriental, forcément perfide) n’ait trouvé que ce seul moyen pour attirer Jackie. Quant à savoir pourquoi le bouc émissaire Oswald a vécu suffisamment longtemps pour sortir de l’immeuble, rentrer chez lui, et tuer le premier policier qui l’a rencontré au lieu de l’inverse et sans disparaître dans une soucoupe volante, cela reste un mystère.

S’il y a eu complot, la vérité a été complètement noyée dans un flot d’immondices.

Note

[1] La droite accusait Kennedy d’être trop mou avec les communistes, malgré le soutien partiel aux anti-castristes et le passage à deux doigts d’une guerre nucléaire.