Sergueï Jirnov a été officier du KGB, la crème de la crème, formé pour devenir un illégal capable de se fondre dans la population. Il a réussi. Il est entré à l’ENA. Et ça n’a servi à rien : l’URSS s’est effondrée, il a trahi.
Une bonne partie du livre raconte ce qu’est grandir dans l’URSS de Brejnev, parmi la classe moyenne privilégiée (papa ingénieur et maman membre du Parti) de la banlieue moscovite, dans ce qui se voulait la Silicon Valley russe. Ni voiture ni téléphone, et ne parlons pas d’ordinateur (même l’école du KBG n’en avait pas (en comparaison, à cette époque, j’étais au collège et j’avais déjà mon MO5…)), mais ce n’est rien quand on a connu au début les appartements partagés par plusieurs familles.
Jirnov excelle à l’école, montre un don effarant pour les langues, et joue au bon petit communiste chez les pionniers — alors que plus grand-monde ne croit vraiment au système autour de lui. Son entrée au prestigieux MGIMO est-elle due au piston ? En effet, l’URSS n’était pas vraiment plus égalitaire que l’Ouest quant il s’agissait d’accéder aux plus prestigieuses écoles.
Il n’a pas choisi le KGB, mais le KGB l’a choisi… et ne le lâche plus. Jirnov est poussé par le prestige de l’espion infiltré, et l’appât puissant d’une vie à l’Ouest (plus facile, confortable, et rémunératrice). Il finit par mener une triple vie, entre des émissions de langue française à la télé, sa formation secrète à l’université du KGB, et sa formation, elle-même archi-secrète, de futur illégal. Ses sacrifices à la cause sont nombreux, y compris sentimentaux. Il donne nombre de petits trucs de l’espionnage de base, par exemple pour les filatures (les espions des films se trahiraient en cinq minutes). Mentir, gagner la confiance de tout le monde, mais se méfier de tous, famille comprise… deviennent des secondes natures.
Une constante au KGB, ce pilier du monde socialiste : tout le monde veut aller à l'Ouest ! Dans une ambassade, comme espion sous couverture diplomatique par exemple. Pour le niveau de vie mais aussi pour se faire un maximum de devises. Poutine, lui, n'ira pas aussi loin, placardisé en Allemagne de l'Est.
En attendant, Jirnov se fait les dents sur les groupes de français, fichant les touristes qu’il encadre. Sous Gorbatchev, l’URSS tente de s’ouvrir, et devenir consultant pour aider les entreprises à commercer avec l’Ouest lui offre la couverture idéale. Il peut aller en France, et ses contacts s'y développent. Les Occidentaux ne se méfient plus, la DST l’ignore, c’en est presque vexant. L’ENA lui propose d’entrer dans un circuit international, cursus qui se révèle un vrai nid d’espions étrangers. Jirnov est aussi interprète aux JO d’Albertville, une superbe occasion d’étoffer son réseau et ses fiches. Cependant, sa rencontre avec la haute administration française est une véritable déception. Le parallèle avec la bureaucratie soviétique et son côté nomenklatura hors sol est évident pour lui. Plus tard, il se frottera aux absurdités administratives qu'affrontent les réfugiés en France.
Sa mission ne sert pas à grand-chose car à la même période l’URSS éclate. Ses collègues démissionnent par services entiers, pour aller dans le privé. Les Américains refusent les transfuges, il y en a trop. Une des dernières notes de Jirnov aura été de signaler que les investisseurs occidentaux ne comprennent plus rien au chaos administratif soviétique où les mafias se développent, et que seul le KGB leur semble encore un pôle de stabilité. Il ne croit pas si bien dire.
Il décide de rester à l’Ouest malgré les offres. Hors de question de revenir en Russie, devenue un endroit dangereux où le FSB reprend peu à peu les commandes. Son refus de revenir finit par être suspect. Réclamer publiquement son diplôme (théoriquement secret) jusque devant les tribunaux le fait très mal voir. Il s’arrange pour devenir médiatique : c’est une protection contre un malencontreux « accident ». Pour lui, il n'a pas trahi : il a prêté serment à un service et un pays disparus — comme les nouveaux maîtres du pays d'ailleurs.
Rien ne rappelle James Bond. Jirnov est très sportif et a suivi une formation militaire, mais n’est pas un surhomme. Plus généralement, tout le témoignage discrédite la série télé The Americans, sur un couple d'illégaux soviétiques aux États-Unis, à peu près à la même époque, au début des années 80. Les agents infiltrés sont tellement précieux et ils doivent rester tellement discrets que les personnages n’auraient pas exécuté eux-mêmes un centième des missions de la série (et les téléspectateurs seraient morts d’ennui au bout de 3 épisodes). Un illégal repère des cibles, fait des fiches, recrute, mais s’expose le moins possible.
Comme dans toute biographie d’espion, une question lancinante : tout est-il vrai ou ce manipulateur de première catégorie certifié mène-t-il parfois le lecteur en bateau ? Bien avant d’entrer au KGB, Sergueï Jirnov croise en effet le Premier Ministre Kossygine ou un célèbre tueur en série et se fait quasiment recruter par Andropov en personne. Surtout, il croise dès 1984 son futur collègue Vladimir Poutine, qu’il recroisera plusieurs fois au fil de sa transformation de petit fonctionnaire incapable et espion raté en dangereux oligarque mafieux.
Une grosse frustration : il passe sur son cheminement intellectuel. Maman était certes au Parti, mais tout le monde à part Brejnev et quelques privilégiés voyait depuis longtemps que le système dysfonctionnait. Sa ville spéciale de Zélénograd était un repère de dissidents, laissés tranquilles entre eux. Ses états de service de bon petit communiste pendant tout sa scolarité étaient-ils sincères, des devoirs de premier de la classe, ou déjà hypocrites ? Plus tard, la carrière d’illégal était-elle plus un but de carrière ou une volonté sincère de promouvoir le communisme ? Il était pro-Gorbatchev, même si son jugement est cruel pour celui qui n’a rien vu venir de l’effondrement du système.
L’URSS est un monde disparu, mais le KGB aussi. Un tel service dans notre monde connecté ne serait plus efficace. Les trahisons ont été telles dans les deux camps que Jirnov sous-entend « à quoi bon ? »
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