L’armée de Napoléon a disparu en Russie. Tout était écrit, et pourtant… Cet excellent livre de 2012 décrit bien le calvaire de l'Armée française et les choix catastrophiques de Napoléon. Résumé.

L’invasion

Marie Pierre Rey : L'effroyable tragédie En 1812, Napoléon se fâche définitivement avec le tsar Alexandre, dont il espérait tant l'alliance pour étouffer l'Angleterre. Avec un demi-million d'hommes, il envahit la Russie pour lui imposer ses conditions . On connaît la suite, pas les détails. Souvent on a lu Tosltoï (cf mon billet sur la Guerre et la Paix), qui n'était pas historien, et louait la sagesse du général russe Koutouzov, qui a juste suivi les Français en retraite, et laisser l'hiver et la faim les décimer.

Mais Koutouzov n'était pas l'initiateur de la stratégie russe. Ses collègues lui reprochent même de ne pas avoir été assez agressif sur la fin (car la Grande Armée en déroute avait parfois encore de beaux restes) et d'avoir raté la capture de Napoléon. Le choix du retrait devant l'invasion et de la terre brûlée se décide avant le conflit (« Notre climat, notre hiver feront la guerre pour nous » écrit Alexandre), sans forcément que tous les détails aient été fixés. Un siècle avant, l'hiver avait déjà battu les Suédois.

Juin 1812 : la gigantesque Grande Armée, avec ses effectifs pléthoriques, ses soldats peu habitués au climat russe, ses innombrables chevaux, sa lourde artillerie, ses convois de chariots de bagages parfois inutiles, s'enfonce au printemps dans un pays gigantesque, misérable, rural, souvent sans routes, d'où le pouvoir russe a enlevé ou brûlé tout ce qui pouvait l'alimenter. L'armée russe se dérobe, refuse à l'Empereur la bataille décisive qu'il cherche. Napoléon découvre réellement ce qu'est la « profondeur stratégique ».

Fouché l'avait prévenu pourtant, pointant le cauchemar logistique et la leçon infligée aux Suédois. Mais Napoléon veut une guerre courte, il ne veut pas s'éloigner trop longtemps de Paris, de sa femme, et de l'Espagne en guerre. Son armée colossale comprend des contingents de tous ses alliés et vassaux, son réseau d'espionnage et ses cartes sont prêts, des stocks ont été faits en Pologne et en Prusse orientale.

Ça ne suffira pas. Il y a tant de chevaux que le fourrage (et les fers à chevaux !) manquent vite, et les pauvres bêtes meurent comme des mouches dès le début, bien avant l'hiver. Les chevaux russes, en face, sont acclimatés et aussi nombreux.

La conquête de Vilnius est une promenade. Les Lituaniens accueillent la Grande Armée et ses alliés polonais avec joie. Napoléon ne mise pourtant pas à fond sur le patriotisme polono-lituanien, de peur de froisser l'allié (de façade) autrichien. Il ne jouera pas non plus la carte de la libération des serfs russes, une perspective qui terrifie la noblesse russe. Pendant ce temps, Alexandre fait la paix avec les Suédois et les Turcs, encourage la ferveur patriotique et religieuse de son peuple, mise sur la peur du Français. Les Polonais seront déçus et les moujiks ne se révolteront jamais. L'armée russe est malade de la corruption, manque souvent de fusils et d'uniformes, mais elle recrute en masse. Paradoxalement, la noblesse russe continue de parler français.

Moscou

La Grande Armée progresse moins vite que prévu. Les villes conquises sont vides (Vitebsk) ou détruites par les combats (Smolensk), sans réapprovisionnement possible. Entre les pertes des quelques batailles, les malades, la chaleur, quelques désertions, les garnisons laissées en arrière, les effectifs, homme et chevaux, ont déjà fondu de moitié à mi-chemin de Moscou !

Graphe par Charles Minard (1869) montrant les effectifs de la Grande Armée à l’aller et au retour de Moscou (via Wikimedia)

Dès juillet, Napoléon hésite à s'arrêter, du moins pour l'année, puis décide de rester fidèle à sa stratégie de foncer sans donner de répit à l'ennemi. Les généraux russes s'écharpent sur la stratégie. Finalement ils refusent toute grande bataille jusque Borodino, sur la Moskova, car il faut tout de même tenter de sauver Moscou. Ce sera une boucherie sans nom (73 000 morts ou blessés, dont beaucoup d'officiers).

Moscou sera abandonnée, ce qui consterne toute la Russie, puis incendiée par Rostopchine (officiellement : par les Français). La Grande Armée se retrouve à jouer les pillards dans une ville dévastée dont presque tous les habitants ont fui, et aux faubourgs pleins de partisans et de cosaques. Elle y perd sa réputation à cause du pillages et des exactions. La discipline disparaît.

La déroute

Le tsar refuse de négocier. L'armée de Koutouzov se renforce et commence à prendre l'initiative. Les communications françaises avec Paris deviennent compliquées. Napoléon hésite à continuer sur Saint-Pétersbourg. Au bout d'un mois, aux premières neiges, il décide du repli vers Smolensk. Le départ est précipité, des stocks abandonnés. L'armée n'a toujours pas de vêtements d'hiver. Elle est encombrée de chariots pleins du butin des pillages et de nombreux civils (dont de nombreux Français habitant à Moscou, ayant peur des représailles). La moitié des hommes est encore bonne condition, une autre moitié a déjà beaucoup souffert. Les régiments étrangers ne sont plus fiables. Le retour doit se faire par des zones sous contrôle, donc déjà dévastées. Les Russes commencent à attaquer à nouveau mais ne gagnent pas forcément. Le harcèlement au quotidien est plus efficace.

La faim frappe les Français dès le départ de Moscou. Il n'y a plus beaucoup de chevaux, et l'anthropophagie apparaît. Des 104 000 hommes ayant quitté Moscou, seuls 42 000 arrivent à Smolensk, et les stocks qui les attendent sont bien maigres, et mal distribués. Les revers militaires s'accumulent, l'armée russe menace de piéger les Français. En fait, Koutouzov préfère en rester au harcèlement : le gros de sa propre armée a du mal à suivre le rythme des fuyards, en partie car il faut éviter les zones deux fois dévastées, et le climat est cruel pour les Russes aussi.

Les prisonniers des Russes se compteront en centaines de milliers. Une bonne part mourra de manière plus ou moins cruelle, par les partisans, l'armée russe, les mauvais traitements, les marches, la faim. Certains pourront rentrer en France à la Restauration, certains iront même cultiver un bout de terre russe. En face, les Français ne feront pas grand-cas des cent mille prisonniers du début de la campagne. Ceux-ci n'étaient guère protégés : il y avait encore moins d'approvisionnements pour eux, et qui ne pouvait marcher était liquidé.

La Bérézina

Ce qui est resté comme l'expression d'une défaite retentissante est en fait une retraite réussie dans des conditions dantesques. Napoléon réussit à tromper les Russes sur son chemin exact, et les restes de la Grande Armée réussissent à passer par un gué sur deux ponts construits en un temps record. La Garde s'en sort encore, mais les Russes arrivent, et le sort est cruel pour les derniers, traînards et beaucoup de civils, tentant de traverser sous les feux d'artillerie.

Début décembre, le froid descend à -37°C. Les pertes sont terribles, y compris chez les Russes. Napoléon quitte son armée presque comme un voleur. Murat le remplace à la tête d'une bande où plus aucune discipline ne règne. L'arrivée à Vilnius devait être une délivrance, mais le typhus y règne, les Polonais prennent peur devant l'état de cette armée… et retournent parfois leur veste, car les Russes arrivent. Les Français fuient, laissant derrière eux des monceaux de cadavres qui ne seront parfois enterrés qu'au printemps. Le tsar arrive et préfère la magnanimité à la punition impitoyable de tous les collaborateurs.

Murat arrive vers Königsberg, en Prusse, censée être alliée, devenue hostile. Il faut continuer.

Dès janvier, le tsar entre aussi en Prusse. Commence la campagne d'Allemagne, qui finira par la boucherie de Leipzig, pour déboucher sur l'invasion de la France et la chute de l'Empire en 1814. Le tsar, à Paris, sera à la tête du nouveau système d'alliances des Empires qui redessineront la carte de l'Europe.