En science-fiction, le thème des mutants comme représentants d’une évolution de l’espèce humaine, et rejetés par la société actuelle, ne date pas d’hier.

Un des meilleurs livres sur le sujet est À la poursuite des Slans de Van Vogt ; comme Frankenstein les mutants y sont la création d’un esprit humain. Dans la SF de la Guerre Froide, le mutant né des retombées de la Bombe pullule également.

Moins couru est le chemin que Greg Bear explore, celui de la mutation naturelle, dans notre propre société. Les États-Unis de l’Échelle de Darwin sont ceux d’aujourd’hui (légèrement intemporels), aux réactions exacerbées devant ce saut dans l’inconnu.

Le livre ne couvre que l’apparition de la nouvelle espèce. Le plus intéressant se situe dans le mode d’apparition de la mutation : par un rétrovirus endogène tapi dans les gènes humain avant même l’apparition d’Homo sapiens. Réveillé par le stress subi par l’espèce, il transforme des groupes humains en une sorte de réseaux, capable de sélectionner inconsciemment la pertinence de nouvelles mutations.

(Oui, un peu d’instruction en biologie et en théorie de l’évolution ne seront pas de trop pour saisir toute la substantifique moëlle du livre de Bear.)

Coïncidence romanesque, le fameux virus commence à faire parler de lui au moment précis où, dans les Alpes autrichiennes, un couple de Néandertaliens momifiés est retrouvé... avec un bébé moderne — témoins du précédent saut évolutif de l’homme.
(Malheureusement pour l’auteur, il fut définitivement démontré peu après la parution du livre que Homo neanderthalensis n’est pas notre ancêtre. Cela ne change pas grand-chose à l’histoire, Homo erectus fournissant un substitut valable. 2010 : D’autres articles plaident au contraire pour l’intégration de l’ADN de Neanderthal dans le nôtre. Mais ce n’est pas l’ancêtre de Sapiens. 2016 : il semble acquis qu’il y ait eu hybridation. L’hypothèse du roman peut donc se défendre.)

SHEVA — le virus — se manifeste chez les femmes enceintes, et semble d’abord provoquer des fausses couches. Cette catastrophe de santé publique suffirait à paniquer une civilisation entière, mais s’y ajoute le mystère de nouvelles grossesses dans la foulée (conceptions divines ?). Les « enfants SHEVA » meurent cependant tous à la naissance : pourquoi ? Ajoutons le fait que si un seul survit, il risque de transmettre à l’humanité des virus en sommeil depuis des millénaires, contre lesquels nous ne sommes pas du tout préparés.

On est d’abord aux États-Unis, et la religion, les lobbys anti-avortement et pharmaceutiques... jouent donc un rôle. Les attaques contre les femmes enceintes comme le danger de ces nouveaux virus justifient une évolution du gouvernement vers une forme autoritaire. Les héros (le découvreur des momies néandertaliennes et une biologiste enceinte) vont donc devoir se cacher. La fuite des mutants (en quoi sont-ils différents d’ailleurs ?) ne fait que commencer.

L’action est très réduite. L’essentiel du roman consiste en dialogues parfois très élevés entre biologistes, ou politiques, sur l’évolution de la situation. C’est l’administration dans son ensemble (au sens le plus large, incluant notamment les laboratoires pharmaceutiques) qui découvre pas à pas chaque élément du problème. Les batailles politiques internes sont légions. On constate que le milieu des biotechnologies, concerné au premier chef par cette révolution, ne fait pas de cadeau aux idéalistes, mais sans qu’aucun personnage ne joue le rôle du « salaud intégral » destiné à être haï ; tous agissent pour ce qu’ils jugent nécessaires, avec parfois une bonne pointe d’arrivisme.

J’aurais tendance à reprocher quelques défauts mineurs « justifiés » par les nécessités romanesques : la coïncidence de la découverte des momies avec le retour du virus, ou l’irrationnalité du comportement des héros, gens pourtant si cartésiens, sur la fin du livre. Centrer l’histoire quasi-exclusivement sur les États-Unis, comme si le virus n’était pas mondial, m’énerve aussi passablement.

On relèvera que cette idée d’« évolution dirigée » rappelle parfois les délires des créationistes. Mais Bear ne milite pas pour l’intelligent design, le virus est une arme supplémentaire pour une espèce pour diriger sa propre évolution. J’ai quand même du mal à comprendre comment un mécanisme si subtil que celui décrit ici aurait pu se mettre en place.

En résumé, un très bon biotechno-thriller qui nécessitera un cerveau pas trop liquéfié par TF1. Le second tome, les Enfants de Darwin est disponible , pour l’instant en grand format uniquement. Je le lirai. (mise à jour du 27 mai 2007) en poche depuis ce mois ! Lecture en cours.

On trouvera d’autres critiques chez Quarante-deux ou Krinein.