Vu avant-hier soir un passionnant reportage sur Planète : L’incroyable catastrophe (Gary Johnstone, Grande-Bretagne 1999). Il sera rediffusé plusieurs fois dans les jours qui viennent.

Découverte d’une catastrophe

L’histoire, si l’on peut dire, commence avec la découverte de plusieurs années de croissance faible dans les arbres de plusieurs continents, aux environs de 535-540. (Imaginer le travail de fourmi pour compter les cernes de croissance dans des monuments si anciens...).

C’est l’indice d’un accident climatique majeur au tout début du Moyen-Âge (l’Empire romain vient de s’effondrer, les premiers Mérovingiens confortent l’Empire franc, Byzance repart à la conquête de l’Occident...). Il doit y avoir des traces dans les documents de l’époque. Et le chercheur trouve : des mentions de soleil voilé et de printemps et été exceptionnellement froids à Rome à cette époque.

Cela rappelle 1816, nommée « l’année sans soleil » à cause de l’éruption du Tambora en Indonésie l’année précédente. Les poussières projetées avaient refroidi le climat mondial pendant des mois et provoqué des famines dans une Europe affaiblie au sortir des guerres napoléoniennes.

Les pistes de l’impact d’astéroïde ou de comète sont étudiées. Mais il n’y a pas de cratère de cette époque. Le verdict tombe grâce à des carottes de glace d’Antarctique et du Groenland, où une dose anormale de soufre de cette époque-là indique une origine incontestablement volcanique.

Le célèbre volcan Krakatoa est le suspect principal sans que les fouilles là-bas en aient apporté la preuve définitive.

Impacts

Le plus intéressant et le plus fascinant, de mon point de vue d’historien amateur et pratiquant de la théorie du chaos, est l’impact sur nos civilisations, particulièrement à cette époque extrêmement troublée en Europe. Les problèmes agricoles, suite à des années de mauvaises récoltes, ont dû être terribles.

Loin de nous, au Mexique, une des plus grandes cités du monde est alors Tehotihuacan. La cause de sa chute brutale est mal connue. La théorie est que les problèmes agricoles de l’époque (sécheresse) ont provoqué une énorme surmortalité et miné sa puissance, et provoqué sa chute. (Au passage, notons un détail fascinant : il y a un débat sur les dates exactes de la chute de la ville, carrément de 150 ans, comme si on mélangeait Révolution et Seconde Guerre Mondiale !).

En Angleterre, la catastrophe (ou plutôt ses conséquences climatiques) se répercuteraient directement dans les mythes arthuriens, à savoir la mort du roi Arthur dans un royaume en décomposition.
Arthur n’est pas totalement légendaire et les dates concordent. À cette époque la Bretagne britto-romaine se retrouve envahie par des peuples germaniques (Angles, Saxons), et les problèmes climatiques auraient facilité leur victoire. Sans le Krakatoa l’Angleterre n’aurait peut-être jamais été.

À l’autre bout de l’Europe se déroule un autre événement capital : la Peste justinienne. Byzance à cette époque est un empire puissant, et l’empereur Justinien a recommencé à reconquérir les parties occidentales de l’ancien Empire romain, l’Italie notamment. Cet élan est brisé par un épisode de peste effroyable, qui se répand facilement dans tout cet empire basé sur le commerce.
Selon la théorie du documentaire, la cause est le refroidissement des foyers de peste « naturels » de la région des Lacs en Afrique, via une mouche vecteur de la maladie.

L’Empire byzantin subit d’autres conséquence de l’éruption de 535.
À cette époque les steppes d’Asie centrale sont dominées par un peuple proto-mongol, les Avars. Juste après cette période, des peuples turcs les taillent en pièce. La cause principale de ce renversement serait la dépendance des Avars envers leurs chevaux, et ceux-ci auraient beaucoup moins bien supporté les changements climatiques et les problèmes d’approvisionnement que le bétail des peuples voisins.
La conséquence est que les Avars fuient et rejoignent la longue liste des peuples migrants d’Asie centrale en Europe ; quelques décennies plus tard ils établissent leur empire à partir de la Hongrie et leur combativité retrouvée leur permet de piller les régions environnantes. Ils ajoutent une menace supplémentaire sur l’Empire byzantin à un moment critique de son existence. Il faut attendre Charlemagne pour débarrasser l’Europe des Avars, des siècles plus tard.

Les conséquences ci-dessus sont un peu spéculatives, surtout que l’histoire est un domaine où le multifactoriel est la règle. La dernière conséquence est encore plus osée...
Après 535, le Yémen, puissance dominante de la péninsule arabique, grâce notamment à un barrage géant, subit des sécheresses graves. Des problèmes alimentaires apparaissent. La déchéance du Yémen permet la montée de Médine et La Mecque en Arabie, et là réside une famille qui acquière une certaine notoriété grâce à son aide aux zones frappées. Dans cette famille naîtra Mahomet, et de Médine et La Mecque surgira le premier Empire islamique - aux dépens notamment de Byzance. Même à un siècle d’intervalle, l’apparition et l’expansion de l’Islam serait une conséquence de l’éruption de 535.

Et si ça recommençait ?

Le Krakatoa est toujours actif, et bien sûr sous surveillance. Une catastrophe météorologique mondiale de plusieurs années peut se reproduire rapidement, avec ce volcan ou un autre, comme elle s’est passé en 1815 avec le Tambora, ou plus récemment en 1991 avec le Pinatubo.
Je ne suis pas géologue et j’aimerais être certain que les grands volcans soient tous sous surveillance. Non que cela puisse changer grand chose au résultat, nous n’avons pas la technologie pour empêcher les aérosols de faire chuter la température mondiale et d’endommager la couche d’ozone. Ce ne serait pas la fin du monde, mais probablement une mauvaise période à passer, un désastre pour les pays pauvres, et une leçon pour les riches.
Il reste à espérer que cela n’arrivera pas à nouveau avant très longtemps.

Validité de la théorie

Le documentaire était forcément partial, mais cette théorie semble tenir. Il semble à peu près sûr que pendant quelques années après 535 le climat a été très altéré ; l’impact fut forcément énorme sur les différentes civilisations de l’époque, en les frappant plus ou moins sévèrement et en renversant des suprématies.

Il est peut-être un peu présomptueux d’en faire la cause principale de la peste justinienne, de la germanisation de la Grande Bretagne, de l’arrivée des Avars. Si le Krakatoa avait explosé deux millénaires plus tôt ou plus tard, Justinien aurait peut-être bien achevé la reconquête du bassin méditerranée, les Avars n’auraient jamais attaqué Constantinople, l’Islam ne serait jamais sorti d’Arabie, la chrétienté serait la principale religion de la planète...

Ou peut-être pas.

La peste serait peut-être arrivée à Constantinople 50 ans plus tard (car il ne suffit pas d’une cause, un milieu pour le développement est aussi nécessaire) ; les Avars auraient quand même migré naturellement, ou bien les Slaves et Bulgares auraient rempli leur « niche écologique » dans les Balkans ; les Saxons auraient mis juste 20 ans de plus à conquérir la Bretagne, et l’Islam serait peut-être venu sous une forme différente au même moment avec un autre prophète - les Empires perse et byzantin avaient forcément des faiblesses à cette époque pour être balayés aussi rapidement.

En tout cas, cette catastrophe fait un très bon point de divergence pour une uchronie.

Bien d’autres détails sur cette théorie sont disponibles sur le site anglophone de Wikipedia.

Mise à jour d'octobre 2020 : Ce dernier lien liste plusieurs autres volcans possibles. Science & Vie, dans un article du dernier numéro, 536, l'année maudite, évoque les hypothèses de deux éruptions volcaniques de grande ampleur, plutôt aux hautes latitudes. Ce refroidissement, le pire de l'histoire, aurait duré une dizaine d'années. Les cendres retombent certes en moins de deux ans, mais le refroidissement s'auto-entretient un certain temps (extension de glaciers réfléchissants et modification des courants océaniques). L'article liste quelques preuve archéologiques sur toute la planète. L'impact en Scandinavie semble avoir été dévastateur.

Mise à jour de janvier 2022 : des carottes glaciaires accuseraient plutôt des volcans islandais