Ceci fait suite à mon billet déjà assez ancien (septembre 2005) sur la guerre des formats entre HD DVD et Blu-Ray, et les formats qui avaient précédé (cassettes, minidisc, SACD, etc. etc.).
La conclusion en était que le succès de l’un ou l’autre format était douteux, à cause notamment de l’attentisme dû à la guerre des formats, les problèmes de protection contre la copie délirante, la base installée de télévisions haute définition assez réduite, le manque de changement vraiment radical en praticité (juste une meilleure qualité d’image - parfois), et la concurrence de la vidéo à la demande par Internet haut débit.

Un commentaire dans une discussion sur Slashdot sur le sujet en juin 2006 a sorti des tréfonds de alt.video.laserdisc un article de Patrick T. Chamberlain de février 1996 : Why DVD Would Fail (version web, version newsgroups archivée par Google).
Rétrospectivement passionnant.

Échec prévisible ?

Les arguments étaient les suivants (mes remarques, compléments et ceux des commentateurs de l’époque ou de Slashdot sont en italique) :

  • On pouvait rapprocher le DVD du VideoDisc, commercialisé entre 1981 et 1984. Ce dernier fut un échec ruineux pour RCA : le système ne permettait pas d’enregistrer, et n’avait pas la qualité des systèmes concurrents (des magnétoscopes). La location n’existait pas.
    (Et le Laserdisc, qui lui eut un certain succès, était également apparu pour attaquer la même niche.)
  • La capacité d’enregistrement pouvait être donc considérée comme primordiale pour l’utilisateur (a posteriori, ça se discute) ; le temps disponible sur une cassette fut d’ailleurs un des facteurs de la victoire du VHS. Cela est valable même pour la majorité (!) qui n’utilise pas les fonctions d’enregistrement mais se contentent de louer. Le DVD, incapable d’enregistrer, aurait donc dû être perçu comme « inférieur » (effet purement subjectif dont l’effet est difficile à calculer).
    (Ce que Chamberlain n’avait également pas prévu était que le DVD complèterait le magnétoscope après sa généralisation, sans prétendre le remplacer. Le magnétoscope permet d’enregistrer la télé, le DVD permet de voir des films. Noter aussi l’importance de la disponibilité à la location.)
  • L’auteur calcule qu’il est impossible que tous les titres promis soient disponibles à temps (mais les studios ne possédaient pas qu’un seul ordinateur pour encoder en MPEG2 !).
    De plus, ces films sont les vieux classiques que tout le monde possède déjà.
    Il serait illusoire de penser que les studios vont préparer chaque film avec les nombreuses versions différentes prévues (langues, sous-titres...) vu le prix modéré prévu pour chaque disque.
    (Et pourtant ils l’ont fait. Le doublage ou le sous-titrage étaient de toute façon à faire dans la plupart des pays, autant l’inclure. Des versions différentes du film principal sur un même DVD sont à ma connaissance plus rares et n’étaient effectivement que de la pub de l’époque...)
  • Qui voudra utiliser toutes les options qu’offre un DVD quand la plupart des utilisateurs connaissent juste la touche Play de leur magnétoscope et de leur lecteur de CD ?
    (Rien n’empêche un utilisateur de DVD d’avoir un comportement aussi basique. En fait, c’est encore plus simple avec un DVD, pas besoin de rembobiner.)
  • Quels studios vont sortir différentes versions (approuvées pour différentes classes d’âge par exemple) du même film ?
    (Encore une fois, ce ne fut pas un facteur important pour le grand public.)
  • Combien de magasins vont vendre des DVDs quand il y a si peu de lecteurs ?
    (Éternel problème de la poule et de l’œuf dans le domaine de l’électronique grand public. Certains y arrivent.)
  • La qualité de lecture promise est une escroquerie, les lecteurs n’y arriveront pas sur des films d’action entiers difficiles à compresser.
    (Manifestement ils y sont arrivés, les lecteurs ont fait des progrès depuis 1996, l’encodage aussi.)
    Les artefacts de compression sont bien visibles.
    (Il est vrai, mais ils sont rares et en général ponctuels ; les fanatiques du Laserdisc ont résisté sur ce point de la qualité, puis leur format a disparu.)
  • Les DVDs ne pourront pas être aussi bon marché à produire que les CDs.
    (Il semble qu’à présent, si. Une fois le cercle vertueux des ventes et de la baisse des prix enclenché, le prix du support devient toujours ridicule par rapport au contenu, au packaging, à la distribution.)
  • Le DVD était une mauvaise idée lancée par des studios avides de revendre une nouvelle fois les mêmes films, et qui aurait pu risquer de ruiner toute l’industrie... Les consommateurs vont se révolter en refusant d’acheter les DVDs même si les cassettes ne sont plus disponibles, et les cassettes elles-même.
    (Il ne faut jamais compter sur une révolte des consommateurs. Au plus de l’apathie et du conservatisme... Le marché a effectué une transition en douceur, avec les cassettes et les DVDs vendus côte à côte pendant un certain temps.)

Démenti

Pourquoi Chamberlain a-t-il été démenti par les événements ? Comme déjà dit, il n’y a pas eu concurrence mais complémentarité avec le magnétoscope.
Puis les studios et fabricants ont su enclencher le cercle vertueux (des lecteurs et des films disponibles et de moins en moins cher), de la même manière que pour les CDs, en publiant les disques que tout le monde voulait dans le nouveau format également.

Comme le CD en son temps, le DVD avait un aspect pratique indéniable sur les cassettes, et une qualité d’image meilleure - au point que, progrès des lecteurs aidant, la haute définition n’est pas perçue comme si grandiose par tout le monde. Le support simultané du 16/9è et du 4/3 pour contenter puristes et grand public (à une époque où les télés 16/9è étaient rares, surtout aux États-Unis) a été un autre point.

On peut ajouter à titre secondaire les bonus des DVDs, la multiplicité des sous-titres et langues, que la taille du support a permis de rajouter. L’aspect informatique a pu également entrer en compte, les besoins des jeux ayant vite nécessité plus d’un CD-ROM.

Et ce succès s’est également réalisé malgré les restrictions à la circulation[1] (découpage du monde en cinq régions), les protections contre la copie (qui n’avaient pas encore vraiment d’importance en 1996), les artefacts (mineurs pour le commun des mortels).

Mentionnons encore l’importance des loueurs, qui ont vite vu l’intérêt du DVD : bien moins fragile que les cassettes, plus compact, pas de problème de rembobinage.

En face, le Laserdisc nécessitait pour un film deux disques, encombrants et fragiles, coûtait plus cher, était moins supporté par les studios. Peut-être aurait-il pu s’imposer aussi...

Conclusion possible : si les studios « jouent » bien et tiennent à imposer ce format, si la guerre des formats ne fait pas rage, si le grand public trouve un réel intérêt aux films en haute définition (c’est pour moi la principale question...), le HD DVD/Blu-Ray pourrait être un succès. Surtout que la compatibilité ascendante est facile : les nouveaux lecteurs liront aussi les anciens DVDs.

Qui vivra verra.

Note

[1] Un scandale que l’OMC et les autorités anti-cartels de différents pays ignorent totalement, pourquoi ?