Ce billet est inspiré par un dossier du magazine allemand PM History, numéro 8/2004 (magazine d’histoire grand public).

La liquidation d’un Empire anachronique

On parle peu de l’action de Napoléon Ier en Allemagne dans nos cours d’histoire (si même on parle de Napoléon tout court) ; en général on retient que l’Empereur a pulvérisé militairement tous ses adversaires sauf les Anglais, jusqu’à l’erreur majeure de tenter d’envahir la Russie.

Malgré la puissance militaire de la France du Consulat puis de l’Empire, cette hégémonie sur le continent s’explique difficilement. Une des clés est la coopération que Napoléon sut obtenir de la part des princes allemands (Prusse exclue).

L’Allemagne - ou plutôt le Saint-Empire Romain Germanique (Heiliges Römisches Reich) - d’avant la Révolution française était une constellation de micro-États. On peut trouver une carte de 1700 chez Euratlas.
À côté de grandes principautés comme la Bavière, ou de royaumes comme la Prusse ou l’Autriche, existaient une pléthore (environ 350 !) d’entités autonomes : chevaliers indépendants qui ne relevaient que de l’Empereur, évêchés et autres domaines détenus directement par l’Église, villes d’Empire libres....
L’autorité impériale n’était plus à cette époque ce qu’elle avait été sous Charles Quint. Les plus grands États (Prusse et Autriche) détenaient d’énormes territoires hors des limites théoriques du Saint Empire. Ces deux puissances ne se gênaient pas pour tenter de s’étendre aux dépens des autres principautés allemandes.

Bonaparte s’imposa d’abord par des victoires militaires face à l’Autriche notamment (guerre d’Italie). La France révolutionnaire victorieuse annexa également purement et simplement la Belgique et toute la rive gauche du Rhin. (Voir la carte de 1800.)

Le Saint Empire, vieux de plus de huit cents ans, fut dissout de fait en 1806 lors d’un ultimatum de Napoléon à l’Autriche, détentrice du titre impérial. L’Empereur François II déposa son titre et immédiatement érigea l’Autriche en Empire - impossible que le souverain de l’Autriche soit à un niveau inférieur à l’Empereur français. (Le Reich sera reconstitué autour de la Prusse en 1870.)
Napoléon remplaça l’Empire allemand par la Confédération du Rhin (Rheinbund), alliance essentiellement militaire des États allemands (hors régions annexées, Prusse et Autriche), inféodée à son Empire, et faisant tampon face aux Prussiens, Autrichiens et Russes.

La soumission des princes allemands

L’alliance et la soumission des petits États allemands s’obtint facilement. D’abord, la France semblait simplement imbattable en infligeant des défaites répétées aux autres grandes puissances coalisées jusque 1812.
Ensuite, Napoléon protégeait les petits États allemands, de l’Autriche notamment. Certains s’érigèrent en grands-duchés voire royaumes (Bavière, Wurtemberg).
Enfin, il les dédommagea de leurs pertes sur la rive gauche du Rhin en leur transférant non seulement des territoires confisqués à l’Autriche ou au Saint Empire liquidé, mais aussi la souveraineté sur les chevaliers indépendants (« médiatisation »), et surtout les biens ecclésiastiques de la rive droite.

C’est ainsi que se transmit en Allemagne le processus de sécularisation des biens de l’Église, déjà effectué en France révolutionnaire. Le mouvement était cependant européen puisque déjà entamé depuis longtemps en Angleterre, Espagne ou Portugal. Même l’Autriche procéda à cette confiscation généralisée, essentiellement pour renflouer ses caisses. Le déroulement hâtif (déplacement autoritaire des moines et religieuses, confiscation des bâtiments et de leur contenu) eut un grand coût en terme artistique (monastères abandonnés, bibliothèques et œuvres d’art dispersées...) et social (disparition de toute une infrastructure servant au soutien des pauvres et à l’éducation, que l’État central ne sut pas remplacer), pour des recettes assez faibles (ventes bâclées).
Salzbourg par exemple, où régnait un archevêque, fut sécularisée en 1803, réunie à l’Autriche en 1805, et annexée par la Bavière en 1810 après la victoire napoléonienne de 1809 sur l’Autriche.

Par son protectorat sur toute l’Allemagne de l’Ouest, la France pouvait puiser en Allemagne des dizaines de milliers de soldat. De nombreux soldats allemands participèrent par exemple à l’invasion de la Russie[1].

Naissance du nationalisme allemand

Napoléon força l’admiration de nombre d’Allemands (Goethe, Beethoven...), au moins au début. Le grand général invincible qui avait su imposer des réformes radicales à l’Allemagne (liquidation des restes de féodalité, code civil, rationalisation de l’administration, simplification de la carte politique...) devint après son couronnement l’image du tyran (Beethoven renomma alors sa Symphonie héroïque), et il favorisa l’apparition d’un phénomène nouveau : le nationalisme allemand, enfant de l’occupation française et du romantisme en plein développement. D’abord rêve de poètes et d’intellectuels, le phénomène s’amplifia avec les années.

Après 1812 et la désastreuse retraite de Russie, le vent commença à tourner pour l’Empereur, et les États allemands soumis à Napoléon changèrent de camp un à un. En 1813 Napoléon subissait une nouvelle défaite cinglante à Leipzig[2], qui signa la fin de sa domination sur l’Allemagne : les combats allaient se continuer en France.

Après Napoléon

Le Congrès de Vienne redessina la carte de l’Europe post-révolutionnaire selon les conceptions des rois vainqueurs. Autriche et Prusse se taillèrent la part du lion, et reprirent à la France de Louis XVIII la plupart des annexions d’après 1792.

L’Allemagne ne s’unifia pas immédiatement, Autriche comme Prusse cherchant à exercer la domination. Mais l’idée d’État-nation propagée par la Révolution persista, et dans bien d’autres pays d’Europe aussi[3]. Le Reich ne fut refondé autour de la Prusse, sans l’Autriche, qu’en 1870.

Notes

[1] Et quand les Allemands envahirent la Russie en 1941, ils eurent eux-mêmes de nombreux supplétifs italiens, roumains, hongrois, parfois français. La Russie est trop grande pour une seule armée.

[2] Et sanglante : 110 000 morts au total.

[3] Et là, l’amateur d’uchronie se demande « Et si Napoléon n’avait pas sévi ? Si la Révolution avait été paisible sans toutes ces guerres ? Le nationalisme était-il une évolution inéluctable au XIXè siècle ? »