Simul­ta­néité du génie humain

La révé­la­tion m’est venue grâce à un arti­cle du der­nier Pour la Science (n°375 de jan­vier 2009) : Les mar­ges de désert, ber­ceaux des civi­li­sa­tions de Bern­hard Eitel.

Jusqu’ici je m’étais tou­jours demandé com­ment il se fai­sait que les dif­fé­ren­tes civi­li­sa­tions humai­nes aient évo­lué sépa­ré­ment jusqu’à des sta­des pas trop dif­fé­rents les unes des autres, alors que l’huma­nité (Homo sapiens) a pres­que 200 000 ans au comp­teur. Cer­tes, au début, elle fut long­temps con­cen­trée en Afri­que[1]. Mais l’agri­cul­ture, l’écri­ture sont appa­rues en fait très récem­ment (je trouve des dates dif­fé­ren­tes sur le web, mais on tourne autour de 10 000 av. J.-C.). Un peu avant (-16 000), les chas­seurs déco­raient Las­caux.

Et atten­tion, on ne parle pas d’une décou­verte qui a donné un tel avan­tage à ses décou­vreurs qu’ils se sont répan­dus par­tout sur la pla­nète : l’agri­cul­ture a été décou­verte plu­sieurs fois, et l’écri­ture aussi. Si en Europe tout cela est bien de l’impor­ta­tion (il a même fallu pas mal de siè­cle depuis l’Ana­to­lie jusqu’à l’Atlan­ti­que), les Amé­ri­ques ont évo­lué indé­pen­dam­ment. Et mayas, aztè­ques, incas… con­nais­saient agri­cul­ture et écri­ture. Même si leurs civi­li­sa­tions ont été balayées par les Euro­péens, ces peu­ples n’avaient au plus « que » quel­ques siè­cles de retard sur l’Eura­sie. C’est un petit écart sur de tel­les durées.

Sans avoir trop réflé­chi à la ques­tion, je ne voyais que trois pos­si­bi­li­tés :

  • une com­mu­ni­ca­tion entre les dif­fé­rents grou­pes : très dou­teux à l’échelle de plu­sieurs con­ti­nents, du moins avant l’inven­tion de la « civi­li­sa­tion », et cette com­mu­ni­ca­tion se fai­sait plu­tôt par migra­tion lente comme le néo­li­thi­que en Europe ;
  • une sorte de « fata­lisme », un groupe humain suf­fi­sam­ment impor­tant décou­vrant fata­le­ment l’agri­cul­ture au bout de tant d’années maxi­mum, et la masse cri­ti­que a été atteinte à peu près simul­ta­né­ment à plu­sieurs endroits à la fois car il y avait de nom­breux endroits où cela était pos­si­ble, et les pre­miers ont « étouffé » les autres ;
  • une cause exté­rieure glo­bale qui menait à l’agri­cul­ture et/ou la séden­ta­ri­sa­tion (laquelle est appa­rue la pre­mière ?), puis en cas­cade à l’explo­sion démo­gra­phi­que, les socié­tés, les États, etc. Mais quelle serait cette cause ?!?

La cause cli­ma­ti­que à dou­ble détente

Selon l’arti­cle, c’est lumi­neux. La rai­son est cli­ma­ti­que : d’une part le réchauf­fe­ment de la pla­nète mar­que le pas après la fin de la gla­cia­tion ; d’autre part et assez con­tre-intui­ti­ve­ment, ce réchauf­fe­ment aug­mente la plu­vio­mé­trie dans les déserts.

  • Nos ancê­tres se répan­dent un peu par­tout pen­dant les diver­ses gla­cia­tions et pério­des inter­gla­ciai­res jus­que la fin de la der­nière vers -18 000.
  • Il y a 8000 ans le cli­mat est devenu très clé­ment pour les chas­seurs-cueilleurs, et les déserts ont qua­si­ment dis­paru : le Sahara notam­ment est deve­nue une savane pleine de gibiers, sans qu’y sévis­sent les mala­dies tro­pi­ca­les. Eitel sug­gère que l’accrois­se­ment démo­gra­phi­que con­sé­quent y est la cause de l’inven­tion de l’éle­vage.
  • Après cette période de réchauf­fe­ment un léger refroi­dis­se­ment pro­vo­que un nou­veau dés­sè­che­ment des déserts. Les popu­la­tions, pié­gées, se réfu­gient dans les oasis - par exem­ple la plus grosse d’entre elles, le Nil ! Popu­la­tion impor­tante et néces­sité de s’adap­ter mènent à l’agri­cul­ture, l’irri­ga­tion, des sur­plus, du com­merce, des guer­res, une orga­ni­sa­tion crois­sante, des royau­mes, bref la société. Eitel note que ces royau­mes appa­rais­sent d’abord dans les endroits les plus secs et dif­fi­ci­les au bord du Nil, au sud !
    Le phé­no­mène se repro­duit à d’autres endroits, notam­ment le Crois­sant fer­tile (au bord d’un désert et près de grands fleu­ves). Eitel détaille l’exem­ple récem­ment décou­vert du sud du Pérou : le désert de l’Ata­cama devenu humide est colo­nisé (plus tard qu’en Afri­que), puis s’assè­che et la popu­la­tion se regroupe dans des oasis flu­via­les. La den­sité de popu­la­tion a le même effet qu’ailleurs : séden­ta­ri­sa­tion, éle­vage, céra­mi­que, société, etc.
    Un regret : l’arti­cle ne détaille pas l’évo­lu­tion dans les autres grands cen­tres de civi­li­sa­tion qui nais­sent à la même épo­que : la Chine, l’Indus, le Niger (même si ces deux der­niers sont là aussi des fleu­ves au bord d’un désert).

Pers­pec­tive

Bref : expan­sion démo­gra­phi­que due à un cli­mat clé­ment, re-déser­ti­fi­ca­tion, con­cen­tra­tion, et inven­tion donc pres­que simul­ta­née de la civi­li­sa­tion à divers endroits.

Nous dépen­dons du cli­mat, ce n’est pas nou­veau. En marge de l’arti­cle, une courbe mon­tre que, plus récem­ment, celui-ci a joué un rôle : des opti­mums cli­ma­ti­ques ont vu l’apo­théose romaine ou l’expan­sion du Moyen Âge (entre l’An Mil et la Peste Noire, la popu­la­tion fran­çaise a plus que dou­blé !), et un refroi­dis­se­ment a mar­qué l’effon­dre­ment de l’Empire romain.

La ques­tion se pose quant à savoir si nous serons capa­bles de nous adap­ter au chan­ge­ment cli­ma­ti­que accé­léré actuel. Savoir qu’une période chaude n’est pas for­cé­ment syno­nyme de déser­ti­fi­ca­tion géné­rale redonne de l’espoir, encore ne fau­drait-il pas déboi­ser ni faire mon­ter le ther­mo­mè­tre trop haut trop vite…

Une leçon de morale pour finir : la « civi­li­sa­tion » (agri­cul­ture, société…) n’a pas été inven­tée par les peu­ples situés aux endroits les plus favo­ra­bles, mais par ceux qui, accu­lés par leur nom­bre et la raré­fac­tion des res­sour­ces, ont dû évo­luer pour ne pas dis­pa­raî­tre. « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort » et « c’est au pied du mur qu’on apprend à grim­per. »

PS : Bonne année ! L’année 2009 pourra dif­fi­ci­le­ment déce­voir, ce sera son bon côté.

Notes

[1] À moins que la théo­rie de l’évo­lu­tion simul­ta­née d’Homo erec­tus en Homo sapiens sur tous les con­ti­nents à la fois soit la bonne, mais j’ai cru com­pren­dre qu’elle était en perte de vitesse.