Image bouquin Robert Wagner a dirigé l’Alsace pendant l’« annexion de fait » et, loin d’être un simple exécutant passif, a activement poussé la germanisation et la nazification. Il est allé au-delà des désirs d’Hitler dans l’incorporation de force de milliers d’Alsaciens — des milliers ne sont pas revenus du front russe.

L’annexion de fait

Wagner est un nazi de la première heure, accompagnant Hitler dès son putsch raté de 1923, y compris en prison. Intelligent, sans scrupule, sans éthique, Wagner incarne le parfait nazi.

En juin 1940, l’armée française est écrasée, et l’Alsace occupée. Mais l’Occupation n’y revêt pas le même sens que dans le reste de la France, et le Reich d’Hitler n’est pas celui d’avant 1914. Dès l’été, Wagner, Gauleiter (responsable du Parti et, de fait, de l’administration civile) de Bade, rattache l’Alsace à son Gau, puis commence le processus d’annexion et de germanisation complète de la région. Le gouvernement de Vichy proteste à peine. Il n’y aura jamais d’annexion officielle, mais ce sera tout comme. Wagner sera l’exécutant zélé de ce processus. Il promet de faire en cinq ans ce qu’Hitler jugeait faisable en dix — dont l’expulsion de 40% de la population [1].

Environ 135 000 personnes (réfugiées dans le centre de la France avant l’offensive) ne rentrent pas, et plus de 21 000 sont expulsées car françaises ou francophiles. Les noms de ville et de place changent très vite. Chaque ville se retrouve avec une Adolf Hitler Straße. Le français est interdit, les livres brûlés, les patronymes germanisés.

Les « nancéiens », des autonomistes avec un certain poids, sont placés à des postes de responsabilités. Les postes de douane sont déplacés vers l’ouest à la frontière de 1871. Les fonctionnaires doivent déclarer leur adhésion au national-socialisme ou perdre leur emploi. Le courrier est ouvert. Le parti étend son maillage étouffant sur tout le territoire [2].

Économiquement, l’Alsace est spoliée. Le taux de change de 20 RM pour un 1 F est un scandale. De nombreux biens d’expulsés, émigrés et autres « ennemis du peuple » sont confisqués. Tous les postes clés passent aux mains d’Allemands de confiance, les banques et industries sont rattachées à des groupes allemands. Les salariés sont fichés. Les marchés agricoles, en raison des pénuries, sont très étroitement contrôlés. Au fur et à mesure que la guerre avance, les Alsaciens se retrouvent contraints de travailler uniquement pour l’industrie de guerre quand ils ne sont pas enrôlés. Beaucoup sont ruinés.

Pour Wagner, tout va bien. En 1942, 20% de la population alsacienne est encadrée par le parti nazi. En fait, pour les trois quarts il s’agit des Jeunesse Hitlériennes [3] et d’organisations féminines.

Le passage sur l’université de Strasbourg est abject : la vraie ayant été déplacée avant l’offensive à Clermont-Ferrand, et y étant restée, Wagner fait créer ex nihilo une nouvelle université, fer de lance contre l’Occident. Comme professeurs, on n’importe que des nazis convaincus[4] triés sur le volet, et aucun Alsacien. Le Dr Hirt[5] fait des expériences et se constitue une collection de squelettes à partir de prisonniers des camps d’Auschwitz puis du Struthof.

Ajoutons un culte de la personnalité tout à fait dans la manière nazie. Certaines photos sont éloquentes.

Les camps du Struthof et de Schirmeck

Il existe un camp de concentration, parmi les pires, en Alsace, au Struthof (52 000 détenus d’un peu partout, 22 000 morts dont certains en chambre à gaz), mais il n’est pas vraiment sous la responsabilité de Wagner, ni destiné aux Alsaciens, sinon comme épouvantail. Pour eux, il y a le « camp de rééducation » de Schirmeck, pour tous les réfractaires, contestataires et suspects de francophilie, pour quelques jours ou à vie. Le camp est géré par la Gestapo et arrive au chiffre de deux mille internés. La ration alimentaire, insuffisante pour le travail demandé, et les brimades sadiques entraînent de fréquents décès.

La résistance

Dans un tel contexte, difficile de résister. Cependant il y a un « rapport d’Alsace » pour avertir Vichy et Londres de la situation : il montre au Gauleiter que son administration est noyautée. La Gestapo redouble d’efforts, la plupart des réseaux sont démantelés fin 1942.

Quand les tribunaux sont impliqués, il appliquent le droit allemand, et surtout la conception très particulière de la justice qu’ont les nazis. Wagner fait des exemples, les condamnations à mort pleuvent.

L’incorporation de force

L’incorporation de force est le plus grand crime reproché à Wagner. Il pousse auprès d’Hitler, contre l’avis de Keitel [6] à l’intégration rapide de classes d’âge entières. Il en verse même d’office dans les Waffen-SS [7]. Pour ce nazi convaincu, le sang versé et la communauté d’armes doivent accélérer l’intégration de l’Alsace au IIIè Reich. Il ne réussit qu’à braquer définitivement la population.

Au début on fait appel aux volontaires : l’échec est cuisant. L’incorportation devient donc obligatoire en août 1942. Les jeunes qui refusent de partir mettent leur famille en danger : des milliers de personnes sont ainsi « transplantées » dans le Reich [8]. Des milliers fuiront tout de même.

Les officiers alsaciens de l’armée française faits prisonniers en 1940 sont rapidement libérés s’ils se reconnaissent comme Volksdeutsch (ethniquement allemands). Mais par la suite, on impose leur passage dans les Waffen-SS.

Le procès

La deuxième moitié du livre est consacrée à son procès en 1946. Il donne au passage un bon aperçu de la manière dont fonctionne la justice lors de l’épuration, et ses limites. L’auteur est juriste, il se fait aussi plaisir.

Wagner a été livré aux Français par les Américains. Il est jugé avec cinq autres membres de l’administration et de la « justice » de la période d’annexion.

Bizarrement, sont d’abord reprochés à Wagner et consorts des crimes précis (la liquidation de quatre aviateurs britanniques prisonniers, la condamnation à mort de résistants et jeunes rebelles à l’incorporation...) et accessoirement l’incorporation de force. De manière générale, le procès ne semble pas très bien mené, et se révèle plutôt frustrant pour les Alsaciens.

La légalité de l’annexion revient périodiquement. Pas évoquée par la convention d’armistice de juin 1940, jamais entérinée par aucun traité, elle est légalement nulle. L’enrôlement des populations dans l’armée allemande viole donc toutes les conventions. Mais les nazis s’assoient sur le droit. Wagner a beau jeu de rappeler qu’en 1918, le retour de l’Alsace à la France a été précipité aussi, avant même le Traité de Versailles, et avec des expulsions d’Allemands à la clé.

Wagner tente de se présenter comme un simple exécutant de la volonté du Führer. Les témoins ne cessent de montrer qu’au contraire il avait une grande marge de manœuvre, pouvait influencer même Hitler, voire passer outre à ses consignes, pouvait ordonner au système judiciaire des condamnations à mort , et avait la haute main sur les grâces et exécutions.

Tous les accusés sont condamnés à mort, sauf le procureur Luger, acquitté, lui qui avait pourtant requis plusieurs peines de mort devant le tribunal spécial alsacien... Fragile sur le plan strictement juridique, comme toute justice de vainqueur et pour crime contre l’humanité, cette condamnation est politiquement nécessaire pour les Alsaciens, qui ne voient pas d’autre issue possible après leur calvaire.

Sur la forme, le livre souffre de deux petits défauts : beaucoup trop de notes regroupées en fin de volume, quand elles auraient pu être en bas de page voire dans le texte même, et quelques passages et citations en allemand non traduites (moi je m’en fiche).

Notes

[1] Ce n’était qu’un début, les nazis avaient de grands projets de dépeçage de la France en cas de victoire.

[2] Je ne crois pas que des habitants des démocraties occidentales actuelles puissent même imaginer ce que doit être ce climat de suspicion complet qui règne d’ailleurs encore dans quelques pays.

[3] Rappelons que ce n’était pas volontaire comme pour les scouts...

[4] Les autres avaient été virés du corps enseignant, de toute façon.

[5] Cet infect personnage n’a même pas été jugé, il s’est suicidé en 1945, je ne crois pas que le livre le précise.

[6] Chef suprême de la Wehrmacht pendant la guerre. Pendu à Nuremberg. Pas fusillé, pendu.

[7] Et on n’avait pas forcément le choix entre SS et Wehrmacht « classique ». D’où la présence d’Alsaciens dans la division Das Reich coupable du massacre d’Oradour, sujet encore sensible en Alsace soixante-dix ans après.

[8] Le livre ne le précise pas vraiment, mais une « transplantation » n’est pas un simple déménagement forcé, mais une quasi-déportation en camp de travail