Tambov.jpg Tambov ne dira rien à la plupart des Français, mais il réveillera quelques souvenirs de famille douloureux à nombre d’Alsaciens et Mosellans (voire Luxembourgeois). C’était pourtant « simplement » un camp de prisonniers au milieu de la Russie d’Europe, où, à partir de 1942, les Soviétiques ont regroupé les prisonniers « allemands » originaires de l’Alsace et de la Moselle annexées par le Reich, et incorporés de force dans la Wehrmacht [1]. De ce camp, certains sont repartis dans des unités françaises, mais la plupart sont restés jusqu’à la fin de la guerre, ou y périrent.

Tambov n’était pas un camp de concentration, encore moins d’extermination comme en existait dans le camp d’en face : pourtant nombre de prisonniers y moururent ou survécurent dans des conditions misérables. Encore ces derniers figurent-ils parmi les plus chanceux : des 120 ou 130 000 Malgré-nous, incorporés de force dans la Wehrmacht, un tiers n’est pas revenu du front. Sur le front, les déserteurs risquaient l’exécution sommaire aussi bien par leurs camarades allemands que par des Soviétiques rarement au courant de leur situation, ou peu enclins à faire des prisonniers. Ils leur fallait aussi survivre au transfert vers le camp, dépouillés de tout ce qu’ils avaient pu posséder, et sans guère de possibilité de communiquer avec leur famille.

Le camp lui-même était au-delà de l’insalubre : baraques semi-enterrées sans chauffage, mal aérées, où l’on pataugeait parfois dans l’eau. 15 500 Français seraient passés à Tambov, et on ne saura jamais combien y sont morts, sans doute entre 3000 et 5000. Certains anciens accusent le système soviétique ; d’autres excusent les Russes, eux-mêmes réduits à la disette. Le coulage au fil des intermédiaires explique sans doute beaucoup de choses, ainsi que l’impossibilité de l’administration à remonter des mauvaises nouvelles dans le cadre du système stalinien [2]. Pour couronner le tout, comme il n’y avait pas d’officiers parmi les Alsaciens (les nazis se méfiaient !), il se mit en place dans le camp une hiérarchie bancale. Des décennies après, les conséquences tragiques de certains copinages ne sont pas pardonnées.

La libération des prisonniers a été instrumentalisée par les Soviétiques. Un premier groupe (les « Quinze Cents ») quitta la Russie par l’Iran dès juillet 1944, et l’URSS communiqua largement là-dessus, mais il ne fut pas suivi immédiatement d’autres. Les premiers libérés, une fois hors de portée du NKVD, vidèrent parfois leur sac à propos des conditions de détention. Cela ne plut pas au Kremlin. Ajoutons des tractations pour récupérer en échange des Soviétiques passés dans le camp allemand pour diverses raisons, et le fait que les ministres français de l’immédiat après-guerre étaient parfois communistes : si l’essentiel des détenus rentrèrent dès l’automne 1945, le dernier Malgré-nous ne revint à Strasbourg qu’en 1955, après avoir été condamné pour espionnage ! Les Soviétiques avaient aussi tenté de convertir certains prisonniers en agents, apparemment en vain.

Ces libérations au compte-goutte, l’isolement du camp, les lacunes dans les listes soviétiques, les destructions d’archives, le chaos apocalyptique et les pertes énormes de la fin de la guerre en Allemagne... laissèrent un illusoire espoir à beaucoup de familles pendant des années. L’activité fut intense lors du retour des prisonniers pour obtenir des précisions sur le sort de ceux qui n’étaient pas revenus.

Les archives se sont ouvertes massivement dès 1991. Les Soviétiques, en bons bureaucrates, avaient tout gardé, et la chute de l’URSS fut trop brutale pour qu’une destruction méthodique d’archives ait été entreprise par les dirigeants déchus. Le travail de dépouillement, délicat et fastidieux, continue encore de nos jours, alors que les survivants disparaissent.

Notes

[1] En cas de refus ou de fuite, la famille des déserteurs partait en camp de concentration. On devient beaucoup moins rebelle et héroïque dans ces conditions.

[2] C’est le syndrome « tout va très bien, Madame la Marquise », ou encore « surtout pas de vague », typique de nombre de bureaucraties.