Prudence paranoïaque
Une civilisation A se met à émettre dans l’espace, délibérément ou non. Une civilisation B plus avancée sur une autre planète capte cela et déduit l’existence de A. Elle ne sait rien de A. Elle peut se douter cependant qu’à la réception du message, c’est-à-dire quelques siècles plus tard, l’autre civilisation aura sans doute progressé. B peut faire rapidement l‘analyse suivante :
- soit elle reste coi et ne signale pas sa présence en retour, sachant que le contact aura forcément lieu plus tard d’une manière ou d’une autre si les voyages interstellaires sont possibles ;
- soit elle décide de signaler sa présence, au risque de se retrouver face à une puissance agressive qui lui fera la peau ;
- soit elle opte pour l’option la plus sûre, l’Arme Balistique Ultime (si elle en a les moyens) : un météore de bonne taille, accéléré à une vitesse proche de celle de la lumière, précipité sur la planète émettant le signal.
Cette dernière arme a plusieurs avantages : aisément disponible (les planétoïdes sont pléthores), propre (pas de radiations qui empoissonnent tout à dix parsecs aux alentours), sans protection possible (un bouclier assez costaud n’existe pas), et surtout sans préavis car, par définition, un objet qui s’approche à la vitesse c-ε ne peut être détecté avant d’être reçu dans la tronche. Rappelons qu’à vitesse relativiste, l’énergie de l’impact sera bien supérieure au classique ½mv² ; un modeste astéroïde suffira pour transformer n’importe quelle planète rocheuse en ceinture de poussière d’astéroïdes.
La question de savoir comment accélérer un caillou à une telle vitesse est laissée en exercice, mais les militaires financeront sans problème la chose à la première occasion.
Reste un problème : l’attaquant ne recevant les émissions de la victime que des décennies, des siècles voire des millénaires après leur émission, elle ne peut deviner si, au moment de l’impact, l’agressé n’aura pas déjà colonisé quelques autres mondes et évolué assez vite, ce qui lui fournirait hypothétiquement la possibilité de rendre la monnaie de sa pièce à l’agresseur. Celui-ci se trouve donc forcé de détourner l’attention de son propre système en attaquant depuis un autre ou en faisant dévier le projectile pour masquer sa provenance. Cela suppose que l’agresseur est déjà un empire interstellaire (en fait évident pour quelqu’un capable de déplacer de telles masses à de telles vitesses), mais ajoute beaucoup aux délais puisque l’ordre doit être envoyé à une vitesse forcément limitée par c, ou le voyage bien allongé, d’où sursis supplémentaire pour l’agressé.
Mauvais voisin
Il existe un autre inconvénient à cette politique du « je me tais et je désintègre balistiquement tout ce qui apparaît autour » : d’autres civilisations évoluées pourraient découvrir ce qui se passe. Et, bien que pacifiques, décider que la communauté galactique peut se passer de membres paranoïaques agressifs et régler le problème de la même manière. Selon que la première civilisation à se répandre sera prudente-paranoïaque ou coopérative-justicière dépend le sort de toutes les autres civilisations.
En arrière-plan figurent les hypothèses que l’on peut faire sur la cohérence d’une civilisation multi-planétaire où les communications sont limitées par la distance (répétition, en pire, des problèmes au sein des Empires européens à l’heure de la conquête de l’Amérique), et les durées se comptant en décennies : le temps que l’astéroïde arrive sur sa cible, ou que celui de la Revanche parvienne, la situation politique et philosophique de l’agresseur peut avoir évolué. L’Allemagne actuelle mérite-t-elle d’être anéantie pour les abominations d’Hitler ?
Si cela se trouve, la galaxie est actuellement parcourue par des centaines d’astéroïdes tueurs envoyés par des civilisations peureuses jouant au sniper interstellaire. La Voie lactée semble vide car ceux qui ne se taisent pas rencontrent très vite un rocher relativiste. Pendant ce temps, une autre civilisation fait peut-être les choses en grand et allume des supernovas dans tous les recoins favorables à la vie, la stérilisant par millions de parsecs-cube à la fois.
À l’inverse, chaque civilisation peut faire ce raisonnement, constater que l’astéroïde tueur est (relativement) simple à mettre en œuvre mais que des représailles sont également faciles, et dans le doute s’abstenir. Collectivement, on arriverait à un « équilibre de la terreur » galactique équivalent à celui de la Guerre Froide. Le « donnant-donnant » deviendrait donc la règle, comme après tout c’est à peu près le cas dans le monde actuel… à quelques timbrés éventuels près qui pourraient faire du dégât mais seraient plus aisément « traitables » par la collectivité. (Ce dernier cas m’interroge : les distances galactiques et le coût des déplacements empêchant les vrais conflits d’intérêt, quelles seraient les motivations pour attaquer ses voisins ? Fondamentalisme religieux ? Régime délirant à la nord-coréenne ?)
En conclusion
Einstein disait qu’il ne connaissait pas les armes de la Troisième Guerre Mondiale mais celle de la Quatrième : les cailloux. Je ne sais pas s’il pensait à cette variante-là de la fronde.
8 réactions
1 De Thias - 10/06/2010, 07:56
Pour que la technique de l'astéroïde fonctionne, il faut déjà accélérer un objet vers les alentours de C sans émettre la moindre onde électro-magnétique durant toute la période d'accélération. Si on part de l'idée d'une accélération linéaire, durant la moitié du trajet, la vitesse sera inférieure à la moitié de C, donc la moindre émission atteindre la cible deux fois plus vite. De même, la moindre lumière reflétée par le météore vera son spectre décalé notablement par l'effet doppler.
2 De vpo - 10/06/2010, 15:05
En plus de ce que vient de dire Thias, il faut aussi que l'agresseur soit très très fort en math et en mécanique céleste aussi.
Par ce que ce n'est pas le tout d'accélérer le bouzin : il faut aussi qu'il arrive à percuter la planète destinatrice sans se manger un autre obstacle sur sa trajectoire. Et bon, sans la masse exacte de tous les corps proches de la Terre, et leur position exacte à un temps t0, comment faire pour connaître la position de la terre a un temps t0 + t ? Surtout quand t est de l'ordre de la dizaine de milliers / millions d'années.... Ou alors il faut envoyer un petit milliers d’astéroïdes pour être certain de balayer l'orbite de la planète de façon assez large...
3 De Le webmestre - 10/06/2010, 22:33
@Thias : On suppose que l'accélération sera assez violente pour ne pas nécessiter la moitié du voyage. De plus, un caillou de la taille de la Lune, ne reflétant aucune lumière (ou que celle des étoiles, donc pas grand-chose), ne sera visible qu'au dernier moment, alors qu'il est lancé à pleine vitesse.
@vpo : Oui, il faut bien viser. Mais vue la vitesse de déplacement, l'influence des corps vers lesquels il passe sera presque négligeable dans l'inflexion de la trajectoire. Ça doit se calculer mais pas à cette heure. On ne parle ici que de quelques dizaines ou centaines d'années-lumière ; à l'échelle intergalactique c'est plus délicat.
4 De Thias - 12/06/2010, 19:05
La lune a un diamètre de 3474800 mètres, soit un rayon de 1737400 mètres. La surface du bidule est donc de 9483082024845 m². La vitesse de la lumière dans le vide est de 299792458 m / s. Ton objet va donc balayer environ 10^21 mètres cubes d'espace par seconde. Le vide interstellaire content en moyenne 10^25 molécules par m³. Donc il y aura chaque seconde 10^46 molécules qui frapperont la face avant de l'objet. En imaginant que c'est principalement des molécules d'hydrogènes, elles ont chacune une masse de 1.660 × 10^-27 kg. Ça nous fait une masse totale de 10^20 kilos (à une vache près). Et une énergie cinétique de ½ 10^20 * (3 * 10^8)². Soit environ 10^36 Joules par seconde, ou 10^21 méga-tonnes de TNT. Même lorsque l'objet se déplace à un dixième de C, l'énergie est encore 10^18 méga-tonnes (10 fois moins de masse ramassée, 100 fois moins d'énergie cinétique) dégagés sur la face avant. Je ne suis pas convaincu que l'objet soit si discret que ça.
5 De Thias - 12/06/2010, 19:24
Je me suis gouré, la densité des molécules est de l'ordre 1 par mètre cube, pas 10^25. Ça veut dire 10^21 molécules par seconde sur la face avant, ce qui fait 10^-6 kg par seconde. L'énergie cinétique sera de ½ 10^-6 * 10^16. Soit environ 10^10 Joules soit 10 tonnes de TNT par seconde. À la moitié de C, l'énergie sera encore d'une tonne de TNT par seconde, pas gigantesque, mais peut-être observable.
Ça m'apprendra à faire les calculs trop vite :-P
6 De Le webmestre - 13/06/2010, 21:06
@Thias : On est au-delà de la moitié de c, du moins en théorie, pour que l'arme soit parfaite. Donc elle peut irradier ce qu'elle veut, on s'en fiche si ce signal arrive trop tard à la cible (presque en même temps que le bolide).
De toute façon, je me demande si une explosion thermonucléraire quasi-permanente à des mois-lumières (au mieux) peut se détecter si on ne la cherche pas activement…
7 De Thias - 15/06/2010, 11:23
Ben si le bidule atteint 2/3 de C à 300 années lumières de la terre (tout près quoi), il lui faudra 450 années pour arriver, alors que le "signal" arrivera 150 années avant. Le problème c'est que le signal reçu sera faible, mais aura la signature de «atomes d'hydrogène tapant un objet allant à 2/3 de C», donc ça peu rendre nerveux.
J'ai pensé à tirer le bidule dans l'axe d'une étoile pour masquer cette signature, mais ça implique que la trajectoire du bidule suive la même trajectoire que la lumière, ce qui vu la différence de masse, est impossible.
8 De Le webmestre - 15/06/2010, 19:11
@Thias : Voyons… La projectile ne suit pas forcément une ligne droite, on peut le faire passer près d'une autre étoile pour qu'il ne fonce sur l'objectif qu'un dernier moment, et là le préavis sera beaucoup plus court.
Si l'accélération est suffisante, on peut effectivement tirer en noyant le bolide dans la lumière de son étoile d'origine mais 1) ça réclame effectivement beaucoup d'énergie pour approcher de c 2) le tireur se dévoile (quoiqu'il puisse ne s'agir que de sa base de tir) 3) l'intérêt est réduit puisque si on est proche de c il n'y a plus de préavis.
Bottons en touche : une civilisation interstellaire a sans doute résolu plus ou moins complètement le problème de l'hydrogène interstellaire (bouclier magnétique déflecteur, absorbant en matière négative, va savoir… :p ) pour les besoins de ses propres astronefs. L'extension à un système plus gros serait un détail.
Si ce problème est résolu, il y a aussi le bon vieux système de l'essaim de bombes nucléaires TT (tératonnes), en plusieurs rafales : beaucoup plus petit, tout aussi rapide, mais il faut des détonateurs extrêmement ponctuels vue la vitesse atteinte.
Ou encore, remplacer l'unique projectile relativiste par une rafale, et tous vers différentes planètes du système solaire visé histoire de bien éradiquer.