Avec SpaceX et ses concurrents, le prix du voyage vers l’espace s’est enfin effondré,
mais ceux qui rêvent d’une planète B se font des illusions. Dans un avenir proche en tout cas, il ne sera pas possible de déplacer un grand nombre de gens sur une autre planète.
L’idée n’est pas complètement nouvelle (ici même en 2008,
je reprenais la phrase de Bruce Sterling : “I’ll believe in settling Mars when I see people settling the Gobi Desert.”
Même une Terre surchauffée restera plus vivable que Mars (“Leaving a 2°C warmer Earth for Mars
would be like leaving a messy room so you can live in a toxic waste dump”) ou l’espace (“the universe wants you dead”).
Le couple Weinersmith rajoute quelques clous au cercueil de la colonisation spatiale (sur Mars ou ailleurs),
en étudiant de nombreux domaines connexes.
(Comme d’habitudes, mes commentaires personnels sont en italique).
Métabolisme
Depuis trois quarts de siècle que des humains vont dans l’espace, ceux qui y sont restés au-delà d’une année se comptent sur les doigts d’une main. De nombreuses modifications physiologiques sont connues, à commencer par la perte osseuse et le déplacement des flux sanguins, et certaines contre-mesures sont possibles. C’est suffisant pour des missions ponctuelles, pas pour des colonisations.
Mais en fait nous ne savons pas grand-chose de la capacité des humains à rester des années, voire une vie entière, dans l’espace, ou sur une planète à la gravité réduite. Cela se passera peut-être bien, peut-être pas. En tout cas il va falloir faire beaucoup de tests et d’expéditions longues, pendant des décennies.
Démographie
Démarrer une colonisation planétaire avec une petite base, du genre de celles de l’Antarctique, est illusoire. Les habitants de l’Antarctique ou de l’ISS sont à quelques heures d’un hôpital, d’une évacuation, d’un approvisionnement d’urgence. Une base permanente sur Mars, à des mois et des mois de voyage, implique une équipe médicale complète. La durée des missions, et le simple concept de colonisation ou d’établissement durable, implique que des enfants naîtront, avec des éducateurs à prévoir. Il faudra des spécialistes pour l’agriculture et la maintenance de ce qui ne pourra venir de la Terre (pas grand-chose). Etc.
Une installation permanente sérieuse nécessitera donc très vite des centaines ou milliers de personnes, à envoyer presque d’un coup.
La théorie qui veut que des gens confinés ensemble trop longtemps finissent par s’entretuer semble bancale. Cependant l’échantillon des astronautes, ou des équipages de sous-marins, n’est pas représentatif : ces gens sont sélectionnés de manière drastique (et encore : astronauts are liars, ils savent contourner certains garde-fous) pour une durée assez courte. Pour peupler une véritable ville sur Mars, il y aura peut-être assez de volontaires, mais il sera difficile d’éviter de nombreux soucis psychologiques dans une population qui devra vivra enterrée.
Reproduction, enfants, et une idée dérangeante
Aucune source fiable n’a établi qu’il est possible de copuler dans l’espace. La pudibonderie des agences et la promiscuité là-haut ont laissé la question ouverte.
La question principale porte ensuite sur la croissance normale d’un fœtus puis d’un enfant, dans l’espace ou en gravité réduite (sur la Lune ou Mars). De courtes expériences sur des animaux ont eu lieu, mais on au final n’en sait rien. Les Weinersmith demandent qu’un compartiment de l’ISS soit dédié à une population de rongeurs, sur plusieurs générations. Cela va prendre du temps.
Les colonies sur Mars ou dans l’espace vivront longtemps dans des conditions dangereuses, aux ressources très limitées. La place sera comptée, les enfants seront longtemps une charge, sans doute sur plusieurs générations. Une civilisation naissante pourra-t-elle se payer le luxe de conserver ses handicapés ? Tenons-nous vraiment à envoyer des gens dans l’espace en sachant que leurs enfants seront forcés de développer un eugénisme assez radical (voire pire) ?
Quant à déplacer une fraction quelconque de la population terrestre sur Mars ou dans des stations orbitales, à supposer qu’il y ait de quoi l’accueillir, c’est matériellement illusoire.
Écosystème
Une écologie en cycle fermé, comme il faudrait sur la Lune, une station spatiale, est-ce elle tenable ? En 1991-93, l’expérience Biosphere II a été un désastre : autarcie violée, instabilité écologique, tensions intolérables dans l’équipe. Mais pouvait-on attendre mieux d’une toute première expérience ?
Pour le budget d’un vol vers Mars, de nombreuses autres expériences du même acabit pourraient être lancées. Pour les Weinersmith, elles sont mêmes des pré-requis à tout établissement extraterrestre. Et ces expériences seront longues.
Localisation
Pour la Lune, l’intérêt unique est sa place, donc d’être juste un marchepied vers Mars ou ailleurs. La vie n’y sera pas rose : le régolithe lunaire est une roche extrêmement abrasive qui pourrira la vie des colons. Les écarts de température extrêmes feront souffrir le matériel.
Mars n’est pas qu’un désert très frais. Sa surface est pleine de substances toxiques. L’atmosphère est irrespirable. Elle est aussi très ténue et ne protège pas des rayonnements extérieurs ; ce qui n’empêche pas que des tempêtes peuvent recouvrir la planète.
Vénus ou Mercure sont littéralement des enfers. Jupiter et au-delà sont des endroits très lointains, congelés, où le Soleil brille à peine, qui ne seront jamais colonisables.
Économie
Il n’y a rien sur la Lune ou Mars qui vaille la peine d’être exploité et vendu à la Terre. Aucune prospérité mondiale n’est à en attendre.
L’hélium 3 lunaire, par exemple, se trouve déjà sur Terre pour bien moins cher. Les rares ressources en eau ou carbone ne serviraient qu’à faciliter l’installation humaine. Et encore, la concentration est si basse qu’il faudra broyer des quantités énormes de régolithe pour les extraire.
Il y a peut-être quelques minéraux dans les astéroïdes, si les prix des voyages spatiaux continuent de chuter, mais veut-on vraiment prendre le risque de catapulter de grosses quantités vers la Terre ? Pire : devons-nous développer la capacité d’envoyer des astéroïdes entiers vers la Terre, et créer une nouvelle manière de nous anéantir ? (Dans The Expanse, des insurgés se vengent de la Terre en la bombardant ainsi. Dans Révolte sur la Lune d’Heinlein, l’indépendance de la Lune se gagne grâce à la menace d’un bombardement interplanétaire.)
N’importe quelle exploitation sur Mars ou la Lune nécessitera d’importer tout le matériel. Les colonies resteront totalement dépendantes de la Terre pendant très longtemps par manque de matières premières, d’infrastructures, personnel, taille critique… Sur ce sujet et plus crûment, Alias a relevé cette perle sur Mastodon :
you’ll never get a working colony on another planet without a highly coordinated supply chain that originates on our very own fucking gaia crows call me breadlady, 18 nov. 2021, 00:34
Difficile de compter sur Mars comme planète B sans planète A fonctionnelle.
Management
Il semble y avoir peu de chances qu’apparaissent des company towns (où les employés n’ont d’autre choix que de dépenser leur salaire que dans des magasins et lieux tous détenus par leur employeur) car le personnel sera hautement qualifié. Mais si les colons de Mars sont des employés d’entreprises, comment gérer les démissions et licenciements à six mois de voyage ?
Droit
C’est le chapitre peut-être le plus surprenant. Il existe des traités sur la colonisation de l’espace. En gros, ils précisent qu’aucun État ne peut en revendiquer un territoire en-dehors de la Terre. Les accords sur l’Antarctique montrent que cela peut fonctionner : les revendications territoriales sont mises de côté, et des bases scientifiques existent. Il existe aussi des règles internationales sur l’exploitation des fonds marins. De même, pourraient coexister plusieurs bases sur la Lune ou ailleurs sans implications de souveraineté. Reste à résoudre le problème du conflit des quelques rares ressources, comme les meilleurs spots lunaires.
Quant aux entrepreneurs privés, fondamentalement ils dépendent d’un État.
Les Weinersmith sont assez optimistes à la possibilité de conserver cette situation de l’espace bien commun de l’humanité. (Tout ceci suppose le maintien d’un certain État de droit entre nations, chose de plus en plus douteuse par les temps qui courent. De plus, cela suppose qu’il n’existe réellement aucune ressource critique qui vaille la peine d’une guerre à l’échelle interplanétaire.)
Il y a même un passage sur l’indépendance de colonies sur d’autres planètes. Bon courage pour proclamer une indépendance quand on dépend encore totalement de la planète mère.
Bref
Un livre indispensable, d’une lecture très facile et agréable, à tous les fans de conquête spatiale, qui vont devoir revoir à la baisse leurs ambitions pour le siècle en cours.
Au mieux, nous verrons une course à Mars, pour la gloriole, entre les Chinois et les Américains, si elle ne fracasse pas sur la réalité d’économies en berne à cause de soucis socio-politico-démographiques. Rappelons que la course à la Lune a eu lieu à une époque de croissance économique accélérée et de populations jeunes, et qu’un des concurrents a vite jeté l’éponge. Il y aura peut-être des mines dans des astéroïdes, mais elles ont de bonne chances d’être pour l’essentiel automatisées.
Je ne connais malheureusement pas de traduction française.
Liens :
- Page Wikipédia
- Page du livre
- A City on Mars: Can We Settle Space, and Have We Really Thought This Through? prix de la Royal Society 2024


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